lundi 29 mars 2010

L’irrésistible appel de l’ailleurs…

Qui n’a pas, au seuil d’une expérience déterminante, pressenti par mille indices son étendue, sans pour autant pouvoir en anticiper l’élément déclencheur, ni en déterminer les circonstances futures ? 
Pour beaucoup de gens, la vie étudiante représente l’une des belles époques de la vie.  Je suis de ceux-là.  La dernière année et demie de mon baccalauréat en études littéraires françaises, de l’automne 83 à Noël 84, est restée dans mon souvenir un moment particulièrement riche et heureux. 

Nous étions six camarades de classe inséparables, réunis par des affinités de caractères et des valeurs communes, au sens large, qui faisaient que notre groupe représentait pour chacun une oasis, une famille adoptive auprès de qui il faisait bon se retrouver, devant l’incertitude qui caractérisait cette fin d’adolescence prolongée que représentent si souvent les études universitaires. 

La cafétéria du pavillon Ringuet, à l’UQTR, était notre point de ralliement.  Nous y échangions à bâtons rompus sur tous les sujets qui nous venaient à l’esprit, entre quelques vannes bien senties, jamais méchantes, qui solidifiaient plutôt nos complicités.  Bien sûr, il y eut parfois des mises au point, mais nous avions le rare talent d’exprimer nos opinions avec franchise et respect, ce qui ajoutait à la qualité de nos relations.

C’est ainsi qu’au fil des semaines et des sessions, Michel, Hélène, Manon D, Manon M, Lynn et moi-même vivions une expérience commune de camaraderie circonstancielle mais significative, savourant le moment présent, sans souci exagéré du lendemain.  Tant de confidences, de discussions, de blagues, de cafés bus ensemble et de moments drôles, bien meilleurs que n’importe quelle télé réalité, avaient à notre insu tissé des liens sans doute plus forts que nous le soupçonnions.

Allons il faut partir

Je devais être le premier à quitter le groupe, puisque je terminais mes études dès Noël 84.  Ce ne fut pas facile.  Je sentais confusément qu’une page allait être tournée, que l’insouciance du présent allait céder la place à la vie adulte, loin de l’atmosphère fœtale et ouatée des études universitaires.  Depuis des mois, malgré la routine sécurisante de mon quotidien, l’appel de l’ailleurs me tenaillait.  Comme Marius, le héros de la trilogie de Pagnol, qui rêvait de voyages au point de renoncer à Fanny pour prendre le large, je rêvais d’horizons lointains, ensoleillés, sans pour autant qu’aucun navire n’accoste sur mes rives.
Je lus un jour le texte d’une chanson de Brel, trouvé dans un journal, qui traduisait mieux que je n’aurais su le faire mon état d’âme :

Allons il faut partir
N’emporter que son cœur
Et n’emporter que lui
Mais aller voir ailleurs
Allons il faut partir
Trouver un paradis
Bâtir et replanter
Parfums, fleurs et chimères

Allons il faut partir
Des rêves plein les poches
Des éclairs plein la tête
Je veux quitter le port
J’ai l’âge des conquêtes
Partir est une fête
Rester serait la mort

Allons il faut partir
Peut-être délaisser
Les routes d’Amérique
Et les déserts peuplés

Allons il faut partir
Elle n’est plus chimérique
La voie des voies lactées
La lune s’est allumée

Chaque mot de ce texte, que j’avais affiché au mur de ma chambre, se gravait en moi comme une prière, tel un mantra qui de jour en jour prenait de la force, de l’intensité, sans pour autant interférer avec mon quotidien… jusqu’à ma dernière session.

Une session de trop

Si je n’avais pas fait de bacc en lettres françaises, je l’aurais toujours regretté.  Ma dernière session me parut cependant de trop.  J’avais compris que j’avais fait le tour du jardin de ce que ces études pouvaient m’apporter.  J’aurais pu me lancer dans une maîtrise en lettres québécoises, et devenir chargé de cours à l’école internationale de français, comme plusieurs de mes condisciples.  Je sentais toutefois que j’allais m’encroûter sévèrement à faire des études devenues pour moi sans intérêt, avant de m’enliser dans une profession que j’aurais exercée sans joie, comme de trop nombreux professeurs enchaînés à leur sécurité d’emploi. 
Les murs de l’UQTR, dans cette optique, annonçaient dorénavant les limites immédiates d’un grand cachot suffocant.  Et puis, cet appel viscéral, irrépressible du large…  Comme la chèvre de Monsieur Seguin qui rêvait de la montagne, obsédante, j’aurais bravé une horde de loups pour quitter mon enclos, si étroit, si confiné, moi qui à bientôt 26 ans n’avais jamais vu au-delà de mon patelin, hormis quelques séjours épisodiques à l’extérieur, dans un rayon de 100 ou 200 kilomètres.  Bien sûr, je venais d’ailleurs, de France plus précisément, puis d’Allemagne, où j’avais connu trois villes avant l’âge de quatre ans, mais il y avait si longtemps, et j’étais alors un enfant.

Au fil des semaines, l’envie de partir, le goût du large, devenaient par trop obsédants.  J’avais résolu de dire merde à la maîtrise et d’entreprendre un certificat en journalisme à l’université Laval.  La vie est ce qui vous arrive pendant que vous faites d’autres plans, chantait Lennon.  J’allais comprendre le sens de ce vers quelques mois plus tard.  Pour le moment, je ressentais une tristesse, aussi inexplicable qu’inexprimable.  Sur ma bande des six, quatre membres étaient des femmes;  allez donc cacher vos états d’âme à ces radars à talons hauts !

« Tu vas partir, pis on te reverra plus ! »

Comme le certificat en journalisme ne commençait qu’en septembre 85, j’avais une session libre pendant laquelle je pourrais, le pensais-je, garder le contact avec mes cinq complices et amortir le choc de la rupture tout en préparant mes projets futurs.  

Pendant un cours particulièrement soporifique, Manon M, assise à côté de moi, laissa échapper, sans crier gare :  « Olivier, tu vas partir, pis on te reverra plus ! »  Elle avait dit ça avec une telle certitude, triste et définitive, que je me retrouvais momentanément déstabilisé.  « Mais non, balbutiais-je sans y croire, j’ai une session de libre, je viendrai faire mon tour… »
Manon resta intraitable : « Non, insista-t-elle, sur le même ton ferme et fataliste, tu vas partir, pis on te reverra plus ! »
Si j’avais cru trouver en Hélène une oreille plus compatissante, ce fut bien en vain.  À la toute fin de la session, elle était devenue à peine « parlable », elle d’ordinaire si rieuse et espiègle, comme si elle tentait dorénavant de se protéger affectivement devant l’inévitable.  Pour tout arranger, Manon D, pendant notre party de fin de session, insista avec émotion pour prendre une photo de moi « pour garder un beau souvenir ».  Pourquoi donc étais-je si triste ?

Heureusement Lynn, la doyenne, conservait une stabilité d’humeur, non dépourvue toutefois de circonspection, tandis que Michel maintenait un flegme de façade.  C’était toujours ça de pris.  Si seulement nous avions tous fini nos cours en même temps, le choc aurait été moindre.  J’en perdais cinq d’un coup.  Et ils me le rendaient bien.

Quelqu’un qui s’en va

Même en dehors de ma bande, les signes avant-coureurs d’un bouleversement à venir s’accumulaient.  Je croisais au parc Champlain un amour auquel j’avais renoncé et dont je cicatrisais peu à peu.  Elle me regarda d’un air si ému que je passai mon chemin.  C’était vraiment pas le moment d’en rajouter.  En réponse à mes doléances sur  ma fin de bacc imminente et sur ses impacts sur mon entourage, Lucie B, au bacc elle aussi, me lança un jour pour me « rassurer » : « On sait jamais, Olivier, peut-être que tu vas te ramasser à l’autre bout de monde du jour au lendemain ! »  Des années plus tard, je devais me rappeler ce commentaire, qui s’avéra prémonition. 
Ma première ex-conjointe, avec qui j’étais resté en bons termes, devait m’offrir le dernier Françoise Hardy.  Le titre : « Quelqu’un qui s’en va ».  Quant à Denis et Hélène (une autre Hélène), un couple d’amis très proches, ils m’amenèrent une étonnante caricature illustrant un homme triomphateur, installé dans un hamac sur une île tropicale déserte, avec pour toute légende « Sauvé ! »  Qu’avaient-ils donc compris ?

« New Orleans, ça t’intéresse ? »

Un soir de janvier 85, je rentrais de ma marche quotidienne, et j’eus l’impression définitive et inexorable que c’était la dernière, comme si une boucle avait été bouclée.  Cette certitude tranquille s’imposait comme la plus naturelle du monde. 

Le lendemain, Raymond Rivard, directeur du module hétéroclite de lettres, linguistique et nursing, me téléphona pour me proposer au pied levé un poste de remplaçant comme prof de français langue seconde dans une école élémentaire publique de la Nouvelle-Orléans.  Apparemment, la requête était urgente.  Pensiez-vous que j’allais dire non ?

Une enseignante devait rentrer au Québec au plus vite pour des motifs inconnus.  En raison d’une entente entre l’UQTR et Louisiana State University, à Bâton-Rouge, cet établissement envoyait des profs suivre l’été des cours à l’école internationale de français, à Trois-Rivières.  En revanche, l’UQTR fournissait des profs de français langue seconde dans le secteur public louisianais par le biais d’un programme gouvernemental américain du nom de CODOFIL.  L’un de ses effectifs faisant défection, l’université devait lui trouver un remplaçant.
Nous étions lundi matin.  Je devais dans un premier temps me rendre le lendemain au ministère québécois des Affaires étrangères, à Québec, afin d’y chercher un visa et un formulaire qui me procurerait un passeport sur le champ.  Entre-temps, je terminais en quatrième vitesse un dernier travail en prolongation, achetais quelques vêtements neufs, et dès le mercredi suivant, je quittais l’aéroport de Dorval en pleine tempête pour atterrir à celui de la Nouvelle-Orléans, par 75 degrés Fahrenheit, après escales à Philadelphie et Atlanta.

Une vie nouvelle, en syntonie avec ces aspirations qui me tenaillaient depuis quelques années, s’offrait enfin à moi.  Accaparé par un présent envahissant, je ne pouvais me morfondre sur ce que je laissais derrière moi.  Cette fois, ce n’était plus seulement la bande des six que je quittais, mais ma famille, mes amis proches, ma ville d’adoption et jusqu’à mon pays, bref tout ce qui avait été mon passé.  

Je réalisais soudain que j’avais tout quitté pour me réinventer.  Il s’agissait à coup sûr d’une grâce.  Et d’une illusion.  On ne repart jamais à zéro.  Avec le recul, on constate que tout s’inscrit dans une continuité dont nous ignorons sur le coup le fil d’Ariane.

Mon séjour en Louisiane fut très certainement l’expérience forte et régénératrice que j’appelais depuis des années et j’en savourais pleinement chaque moment, malgré l’éloignement, le mal du pays occasionnel et les différences de culture souvent immédiates entre les quelques Québécois que nous étions à enseigner le français d’une part, et le peuple américain, tant blanc que noir ou cajun, d’autre part.  Le choc des cultures s’étendait également aussi à nos collègues français et belges, encore plus dépaysés que nous, qui demeurions malgré tout dans un contexte nord-américain.

J’étais parti pour ne plus revenir

Au bout d’un an et demi à enseigner, je devais cependant m’admettre que je n’étais pas heureux dans un travail que je n’avais pas vraiment choisi.  Je décidais de renoncer à ma stabilité financière et à mon milieu de vie pour retourner aux études au certificat en journalisme, comme je l’avais initialement projeté à la fin de mon bacc.  Un conflit de personnalités entre la principale de mon école et moi m’incitèrent à maintenir ma décision, même si une enquête de la Délégation du Québec en Louisiane devait me rendre justice. 

Le verdict de cet organisme n’avait que peu de poids auprès de la commission scolaire, qui se faisait un point d’honneur d’engager des gardes-chiourmes comme directeurs afin de décourager les profs réguliers de se syndiquer.  La Louisiane, viscéralement corrompue, restait le deuxième état le plus pauvre après le Mississipi.  Le salaire des enseignants se situait nettement en deçà  de la moyenne nationale.
N’ayant rien à perdre et bien que non-syndiqué, je décidais d’entreprendre une grève personnelle jusqu’à ce que mon accusatrice daigne me rencontrer et m’expliquer la raison du rapport d’évaluation désastreux à l’origine de mes déboires, alors qu’elle ne s’était jamais montrée en classe lorsque j’enseignais.

Chaque matin, j’arrivais à l’école, informais posément la secrétaire que je n’enseignerais pas à moins que la principale ne vienne me rencontrer dans la salle des profs où je resterais jusqu’à la fin de la journée.  Ce petit manège dura en tout trois semaines.  La principale ne vint jamais me rencontrer, mais mon chèque de paie signé de sa main m’était gracieusement remis en main propre par la secrétaire chaque vendredi.  Devant cette inertie, je décidais cependant de reprendre les cours et de ne pas hypothéquer les acquis des enfants, qui se montrèrent étonnamment performants, comme si mon absence avait laissé le temps à la matière apprise de macérer et de s’actualiser dans leurs cerveaux.

Vers la fin de l’année, je croisais la principale dans le corridor, qui rasa les murs en m’apercevant.  Elle avait réussi à m’évincer de son école, comme tous mes prédécesseurs, son but réel étant d’obtenir l’assurance annuelle d’un prof de français payé par la commission scolaire et de se soustraire à la loterie arbitraire d’un trop petit nombre de profs de CODOFIL, que les écoles se disputaient chaque année.  Elle eut son prof, mais je l’avais néanmoins terrassée au plan des principes.  C’était déjà ça. 

Parmi mes cassettes de chanteurs québécois, dont je voulais me rappeler la culture à l’étranger, une chanson de Renée Claude prit ensuite tout son sens à mon retour au Québec, pendant mes études de journalisme, alors que je réalisais comme elle que moi aussi, j’étais parti pour ne plus revenir.

J’étais partie pour ne plus revenir
C’est vrai, pour t’oublier j’ai voulu oublier mon pays, mes amis
Pour t’oublier, j’ai pris un autre chemin
J’ai cherché d’autres raisons de vivre
J’ai su danser sur un fil

Tiens bon , tiens le coup,
Casse-toi pas le coup, regarde pas en arrière
Hier, c’est loin, demain, c’est beau
Demain tu voleras plus haut

J’étais partie pour ne plus revenir
C’est vrai, pour t’oublier j’ai voulu oublier mon pays, mes amis
Mais à la fin, je ne savais plus qui j’étais
J’avais fait le vide au fond de moi
Ma vie tenait à un fil

J’étais partie pour ne plus revenir
C’est vrai, j’ai eu envie de revoir mon pays, mes amis
Me revoici, libre comme l’air du temps
Maintenant je peux vivre sans toi

On cherche toujours l’équilibre entre la terre et le soleil.

L’équilibre entre la terre et le soleil.  N’est-ce pas là, résumée en quelques mots, l’universelle quête humaine ?

vendredi 26 mars 2010

Un père, un fils : si mon père…

Si mon père lui avait décroché la lune,
Des trous, ma mère l’aurait blâmé.
Mon père était prodigue.
L’astre resta là, et tous purent l’habiter.

Si la fortune avait frappé à sa porte,
Du bruit, mon père se serait vu accusé.
Mon père était discret.
Toute sa vie, il dû travailler.

Si mon père s’était tué à s’expliquer,
À son trépas, ma mère l’aurait mené.
Mon père avait beau être enseignant,
Après la classe, ses mots restaient rangés.

Si mon père lui avait dit la vérité,
Longtemps, ma mère la lui aurait reprochée.
Mon père était généreux.
Pour lui, ses secrets il a gardé.

Si mon père avait pris soin de sa santé,
Parmi nous, il serait resté.
Mon père était bon vivant.
Avant les bien-pensants, il prit congé.

Si mon père avait été parfait,
Le pire, il nous aurait infligé.
De sa présence, il nous aurait privés.
Ce monde, la perfection l’a-t-elle jamais aimé ?

lundi 22 mars 2010

Élisabeth Badinter, féministe égalitaire

Pour la plupart d’entre nous au Québec, le nom d’Élisabeth Badinter demeure aussi familier que le numéro de série du Spirit of Saint Louis, l’avion grâce auquel Charles Lindbergh traversa l’Atlantique en 1927.  Il s’agit là d’une malencontreuse lacune.  Nombreuses parmi les féministes militantes d’ici, qu’elles se réclament d’une appartenance communautaire, universitaire, intellectuelle ou même gouvernementale, connaissent par contre, ne serait-ce que de réputation, cette femme qui cumule les talents de philosophe, spécialiste du XVIIIe siècle, d’éditrice, actionnaire majoritaire du groupe Publicis, et d’essayiste, préoccupée par la place des femmes dans la société et par le concept de laïcité. 
Peu soucieuse des consensus à tout prix, Badinter affiche depuis de nombreuses années des prises de position audacieuses qui prêtent régulièrement le flanc à la controverse, ce qui n’empêche pas plusieurs de ses livres d’être considérés aujourd’hui comme des classiques.

L’égalité homme-femme demeure au centre de ses préoccupations, non seulement en lien avec la montée, en France comme ailleurs, de l’intégrisme religieux, qui menace les femmes, mais également en rapport avec la dérive du féminisme actuel, qui s’en prend aux hommes et qu’elle devait dénoncer en 2003 dans un essai au titre évocateur : Fausse route.  Ce titre allait lui rester aussi étroitement associé que celui de la chanson Imagine est resté attaché à John Lennon. 

Laïcité

Bien que la France soit en avance sur le Québec dans son cheminement ayant trait au multiculturalisme – laissons de côté « interculturalisme », un concept dont les auteurs mêmes ignorent le sens – Badinter partage l’inquiétude qui atteint un nombre grandissant de Québécois : « Alors certes la laïcité n’est pas en danger du fait d’un consensus majoritaire pour la faire respecter, affirme-t-elle.  Mais la pression des religions est bien plus importante que jadis.  Plus grave encore, pendant 20 ans, la montée du différentialisme a fait des dégâts.  Cette conception étrange de la liberté qui dit « je fais ce que je veux et je vous emmerde », sans souci des autres, constitue un profond mouvement de société. »

Gageons que ce ne serait pas sans exaspération que l’essayiste assisterait à la valse-hésitation maintenant quotidienne du gouvernement québécois devant l’adoption d’une charte de la laïcité, pas plus qu’elle ne serait emballée de constater les dérobades fédérales devant le laxisme de la charte des droits et libertés du Canada.  Sans être à l’affût de chaque détail anecdotique de ce psychodrame national, il est probable qu’une femme aussi documentée en mesure nettement les enjeux.

Fausse route

La publication de Fausse route, qui dénonce âprement la misandrie en vogue dans nos sociétés dites égalitaires, a d’autant plus frappé les esprits en 2003 que l’ouvrage avait été rédigé par l’une des théoriciennes du féminisme français les plus en vue qui, à 59 ans, avait soutenu pendant 30 années les luttes du Mouvement de libération des femmes (MLF).  La parution d’un tel manifeste lui a valu la rancune tenace d’un grand nombre de militantes qui lui refusent désormais jusqu’au qualificatif de féministe.  Badinter, nullement ébranlée, continue de s’en réclamer.  

Les enquêtes statistiques biaisées sur la violence conjugale, qui ne défendent invariablement que les femmes, en prennent ici pour leur rhume, dans cet essai qui tourne par moment au pamphlet : « À vouloir ignorer systématiquement la violence et le pouvoir des femmes, à les proclamer constamment opprimées, donc innocentes, on trace en creux le portrait d’une humanité coupée en deux peu conforme à la vérité.  D’un côté, les victimes de l’oppression masculine, de l’autre, les bourreaux tout-puissants. »

L'idée fixe de la parité politique

Élisabeth Badinter n’aurait sans doute aucune félicitation à adresser à notre premier ministre, Jean Charest qui, pour séduire l’électorat féminin, a créé un Conseil des ministres à 50 % féminin à partir d’une députation d’à peine 25 % de femmes.  Lors du débat, en France, sur la parité en politique, la féministe s’était vivement opposée à une loi à cet effet qui, dénonçait-elle, établissait sans équivoque que les femmes ne pouvaient accéder au pouvoir par leurs propres moyens.
Dans la même foulée, elle pourfendait le discours victimaire, looser, caractéristique des féministes françaises et, pourrions-nous ajouter, d’ailleurs : « On s’intéresse moins à celle qui réalise des exploits qu’à la victime de la domination masculine, écrit-elle.  La superwoman a mauvaise presse.  Au mieux, c’est une exception à la règle, au pis, une privilégiée égoïste qui a rompu le pacte de solidarité avec ses sœurs souffrantes. »  Bref, aux battantes, on préfère les battues…

Le féminisme pleurnichard que Badinter dénonce n’a rien à voir avec celui dont, toute jeune, elle rêvait, à la lecture de Simone de Beauvoir et des Lumières, en militant pour le libre choix et l’égalité des droits, des luttes qui allaient, croyait-elle, donner naissance à des générations de fonceuses.  Les décennies ont passé et la voilà qui se surprend à bailler fermement devant la répétition crescendo des cantiques démagogues sur les vertus des femmes politiques, naturellement empathiques, ou devant les montées de lait entraînées par l’hypersexualisation, cette malédiction médiatique précipitée par les fantasmes masculins diaboliques.  Où sont donc passées les vraies rebelles ?

Mère de trois enfants, elle pourfend toutefois en 1980 l’idée d’un instinct maternel inné dans L’amour en plus.  Elle développe plutôt une conception personnelle de ce qu’elle appellera son « culturalisme », philosophie qui affirme que c’est la culture, et non la nature, qui détermine les comportements des hommes et des femmes, autre thèse qui ne fait pas l’unanimité.

Années 90 : la dérive

En 1992, Badinter publiait XY, de l’identité masculine, qui traitait de la difficulté que les hommes éprouvent à retrouver des points de repère dans un monde en pleine mutation où, plus souvent qu’autrement, ils doivent gérer une décroissance.  Il s’agit là d’un geste de sollicitude à laquelle le féminisme contemporain ne nous a certes pas habitués, s’il faut le préciser. 

La même année, la loi sur le harcèlement sexuel, impliquant un lien hiérarchique, donc professionnel, est votée.  Le gouvernement français tient cependant tête à l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui exige que la loi s’étende au harcèlement entre collègues et même, entre inconnus dans les lieux publics.  Essayez donc de prouver pareils comportements.  Dans un pays au passé inquisitorial, une telle uniformisation aurait pu constituer par ailleurs un encouragement aux fausses accusations[1].

C’est vers cette époque que le féminisme perd la carte, pense l’écrivaine, qui voit dans ce phénomène l’influence grandissante des militantes anglo-saxonnes, nettement plus radicales.  Elle ne peut se sentir par ailleurs solidaire des manifestations misérabilistes qui entourent la célébration annuelle du massacre des 14 étudiantes de Polytechnique par Marc Lépine, désaxé devenu le prototype de l’axe du mâle, en fonction duquel des personnalités et instances féministes influentes souhaitent désormais mesurer l’oppression féminine.  Cette commémoration est trop souvent devenue un moment propice aux demandes de subvention ou à leur augmentation, comme si le temps des fêtes débutait un 6 décembre.

La violence des femmes

Tout en reconnaissant que les femmes demeurent les premières victimes de la violence conjugale lourde, incluant l’homicide, Elisabeth Badinter braque un projecteur irritant, aux yeux de nombreuses féministes, sur la violence que les femmes exercent sur les hommes.  En 2007, elle commentait une étude française révélant que, sur 168 décès par meurtre au sein du couple, on comptait 137 femmes et 31 hommes.
« Au demeurant, je considère que la question des victimes masculines de la violence des femmes doit être posée, affirmait-elle.  Parce que ce n’est pas nul.  31 hommes qui meurent sous les coups de leur femme, ce n’est pas rien.  Or je constate qu’il n’y a aucune étude spécifique entreprise sur le sujet des hommes, et que la presse, dans son ensemble, et les chercheurs ne considèrent que les violences faites aux femmes, comme si l’autre n’existait pas.  C’est cet aveuglement, volontaire ou inconscient, qui m’interpelle.  Car j’y vois un parti pris idéologique grave, qui consiste à faire des femmes les uniques victimes de la violence. »

Est-il utile de préciser que cet aveuglement volontaire n’est pas exclusif à la France ?  Dans notre pays, ce n’est pas avant 1998 que Statistique Canada décidait enfin de compiler les signalements de violence conjugale dont les hommes étaient victimes.  C’est grâce à cette omission délibérée que la « statistique » voulant que les femmes représentaient 98 % des cas de violence conjugale a eu force de loi pendant des années.  Il s’agissait bien sûr de désinformation pure et simple.  En 2005, Statistique Canada torpillait cette fausseté une fois pour toutes en révélant que 546 000 hommes étaient victimes de violence conjugale au pays.  

Qu’il s’agisse du Québec ou du Canada, il existe des études crédibles et novatrices qui englobent le concept de violence psychologique. Un groupe de chercheurs de l’Université du Québec à Trois-Rivières, de l’Université d’Ottawa et de l’Université Laval présentaient en 2005 une étude intitulée Les comportements de violence psychologique chez les jeunes couples : un portrait dyadique.  On y confirmait que peu d’enquêtes sur la violence conjugale tenaient  compte des deux membres d’un couple et que le phénomène restait envisagé comme exclusivement masculin.  Or, sur les 259 couples, âgés entre 18 et 35 ans, ciblés par l’enquête, 44 % des hommes et une majorité de 55 % de femmes avaient admis avoir exercé de la violence psychologique.

« Je ne pense pas que l’on puisse mettre à égalité les violences physiques et psychologiques, croit cependant Badinter.  Au demeurant, les rares études que nous avons sur les violences, notamment au Québec, qui est nettement plus avancé que la France sur cette affaire, montrent que la violence psychologique serait plus le fait des femmes, et la violence physique plus le fait des hommes. »

Au grand dam des féministes radicales, la philosophe inclut, parmi les manifestations de violence psychologique, la problématique des fausses accusations, objet d’un déni militant aussi obstiné qu’infantile : « En France comme au Québec, nous savons, à titre d’exemple, que des femmes en instance de divorce ont accusé à tort leur conjoint de pédophilie sur leurs enfants pour avoir la garde de ceux-ci.  Nous possédons un chiffre qui est partiel mais tout de même inquiétant : 17 % de ces plaintes ont été prouvées mensongères par les tribunaux.  Voilà un type de violence qui n’est pas physique, qui est psychologique, et qui est une ignominie, pas suffisamment dénoncée à mon gré. »

Michel St-Yves, psychologue judiciaire d’expérience à la Sûreté du Québec, spécialiste des techniques d’interrogatoire policier et chercheur, déclarait quant à lui dès 2004 que de 30 à 40 % des allégations d’abus ou d’agressions sexuelles étaient sans fondement. Elles résultaient pour la plupart, d’un désir de vengeance ou d’une volonté de capter l’attention, affirmait-il.  Ce pourcentage regroupait des femmes adultes, dont certaines se blessaient volontairement pour appuyer leurs dires et des enfants manipulés dans le cadre de conflits parentaux pour en obtenir la garde. 

Interrogée à savoir si la dénonciation qu’elle fait des fausses accusations ne lui attire pas des réactions violentes, Badinter rétorque : « Oui, et notamment venant d’associations féministes qui s’occupent des femmes victimes de violences masculines.  On me dit que je tendrais à noyer le poisson, à disculper les hommes en évoquant la violence féminine, comme si je les renvoyais dos à dos.  Conclusion : je suis une traître au féminisme. »

Dans son souci de voir la société française reconnaître la violence féminine et s’y intéresser de façon objective, l’essayiste ajoute, devant le déni des sévices infligés aux hommes : « Je pense que si l’on encourage les hommes à déposer plainte et si l’on prend leur situation en considération, on risque d’avoir des surprises.  Je ne veux pas dire pour autant qu’ils seront majoritairement victimes, mais je suis convaincue que le chiffre des violences faites aux hommes sera impressionnant. »
En guise de conclusion…

Comme il serait injuste d’attribuer à une majorité de musulmans ou de juifs modérés les dogmes d’une minorité radicale ou fanatisée, il serait inadéquat de considérer toute femme se définissant comme féministe comme solidaire d’un discours à pensée unique et misandre.  Même en 2010, plusieurs citoyennes prônant des valeurs visant une sincère et réciproque égalité homme-femme tomberaient des nues si elles prêtaient davantage attention aux propos de celles qui prétendent parler en leur nom.  S’il est une erreur à ne pas commettre quand il est question de discours féministe dominant, c’est de croire que le radicalisme militant en représente une ramification isolée et délinquante; sous des dehors plus policés que naguère, il en constitue au contraire l’essence même. 

Il va cependant de soi que toute femme arborant l’étiquette féministe ne doit pas être envisagée d’un œil réprobateur.  Après tout, l’une des consciences les plus clairvoyantes à avoir dénoncé la dérive du mouvement féministe demeure l’une de leurs idéologues les plus éminentes.  Élisabeth Badinter n’a jamais cessé pour autant de se considérer féministe.  Juger toute femme se réclamant de cette épithète hostile aux hommes serait alors aussi immérité que d’envisager chaque homme en tant que clone de Marc Lépine. 

Ce serait indéniablement une autre façon de faire fausse route.


Bibliographie : Le Monde, L’Express, Biblio Monde, Wikipédia, Le Soleil de Québec, Statistique Canada.

Le texte que vous avez lu constitue le huitième chapitre d’un essai inédit dont je suis l’auteur.  Son titre : Le syndrome de la vache sacrée.




[1] C’était bien avant la loi sur la violence psychologique dans un contexte conjugal qui vient d’être votée par le gouvernement français et qui ne vise toujours que les hommes, en tant qu’agresseurs.  Les femmes n’y jouent, comme d’habitude, qu’un rôle de victimes.  Ainsi, pas de danger de confusion…

vendredi 12 mars 2010

Hawaii 5-0 : par-delà les « barges » de McGarrett…

Selon Wikipédia, le mot « barge » possède quatre sens : un bateau à fond plat, un type d’oiseau, une commune italienne de la province de Coni et, en argot, un fou.  Il n’est pas question ici d’attribuer cette dernière définition à l’équipe zélée de l’intrépide détective Steve McGarrett, incarné par le non moins opiniâtre Jack Lord, l’âme, tant au plan de l’interprétation, de l’action que de la production de cette série policière, qui fut jusqu’à récemment la plus durable de l’histoire de la télévision, avec 12 saisons.  Le québécisme plus ou moins officieux de « barge » désigne plutôt ici une grosse voiture américaine, en tout point semblable aux augustes Ford Mercury noires imposées par Lord dès la première saison. 
À notre époque où les crimes sexuels et passionnels élucidés autour d’un cadavre éviscéré constituent la norme, cette série, qui surfe allégrement sur l’ensemble du code criminel américain, captive justement pour cette raison même et pour la variété des déroulements.  Pas de formule figée à la Colombo, où nous assistons au meurtre dès le début, ni de prévisible trilogie d’intrigues enchevêtrées du type Les Experts.  Hawaii 5-0 nous gave, dès la première saison, d’intrigues soutenues, riches en coups de théâtre et en montées d’adrénaline. 

D’un épisode à l’autre, on ne sait à quoi s’attendre : prise d’otage, meurtres en série, enquête par infiltration, trahison, combats truqués, trafic d’influence, de drogues, gourou manipulateur, cambriolages, escroquerie.   Tantôt les coupables sont connus dès le début, tantôt les voilà démasqués, sinon révélés, en cours de route, parfois nous les voyons arrêtés à la fin, au signal de la réplique désormais classique : « Bouclez-les, Danny ».  Les scénarii et mises en scène sont conçus pour que le spectateur demeure en alerte, dans l’expectative du prochain revirement.  Le générique, d’un panache effréné et le thème musical, soutenu et aisément identifiable, méritent à eux seuls le détour. 

Bien sûr, il y a eu des redites, en 12 ans : les immuables complets bleus foncés de McGarrett et son inaltérable coupe de cheveux à la Elvis finissent par donner l’impression d’un archétype figé dans le temps.  Les grosses « barges » dans lesquelles lui et son équipe se déplacent nous font craindre que leur lourdeur même ne les ralentisse.  Les conclusions ponctuées de trop fréquents coups de feu, alors que Jack Lord était un farouche partisan du contrôle des armes, deviennent au fil des ans un peu monotones.

Il serait cependant dommage de bouder son plaisir pour ces détails qui ne doivent en aucun cas éclipser l’originalité de la série, à commencer par le stoïque mais imprévisible personnage principal.  Steve McGarrett, complets classiques, coupe de cheveux rebelle,  reste un catalogue ambulant de contrastes : stratégique quoique improvisateur, implacable mais compatissant, zen bien qu’impulsif, respectueux des hiérarchies, mais les contournant à sa guise quand rien ne va plus. 

McGarrett doit beaucoup de sa substance à son interprète, et vice-versa, probablement.   Jack Lord avait la réputation d’un producteur autoritaire, peu expansif, qui demandait le maximum des gens sous sa tutelle.  Lui-même était un travailleur inlassable qui n’a jamais compté les heures.  Capitaliste âpre au gain, Lord avait pourtant consacré une bonne partie de sa fortune aux démunis de la population hawaïenne et insistait sur l’embauche d’acteurs et de machinistes locaux.  Un contraste digne de son personnage.  Cette force de la nature devait cependant décéder en 1998, de problèmes cardiaques, après des années de réclusion causée par la maladie d’Alzheimer.  Un homme ne meurt jamais tout à fait tant qu’on se souvient de lui.  C’est le fascinant pouvoir que permet la pérennité de cette série culte.  Aloha, Jack !

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