jeudi 9 septembre 2010

Vivre à l’ombre du cancer

Il y a maintenant huit ans, le doyen de mes amis, alors âgé de 44 ans, me tint ces propos, peu avant d’être emporté par un cancer du foie : « Dans ma vie, il y a eu trois grandes étapes : Carole (sa femme), mes enfants (deux gars, Félix et Nicolas) et mon cancer. »  À ses yeux, ces trois relais avaient une égale importance; ils avaient chacun représenté un tournant dans sa vie, en plus de propulser son évolution. 

Je n’ai pas pu m’empêcher de me souvenir de ses propos, au lendemain du décès de l’ex-ministre libéral, Claude Béchard, emporté lui-même par un cancer du pancréas.  Comme ce dernier, Jean-François aura lutté avec une détermination héroïque dont je ne l’aurais jamais cru capable, jusqu’à ce que ses forces le trahissent, puis l’abandonnent. 

La nouvelle

La nouvelle était tombée comme un couperet, quand il me l’avait annoncée sans détour au téléphone de Québec, où il résidait et occupait un emploi d’informaticien au ministère de l’Éducation, puis à la CSST.  Cet homme, apparemment comblé par la vie, heureux en ménage, père de deux fils grouillants de santé, occupant un emploi bien rémunéré et se passionnant pour le bricolage (de maladroit compulsif, il était devenu un bricoleur doué), venait de voir son existence basculer. 

Au train-train quotidien, réglé comme du papier à musique de cet être cartésien, sage et ordonné (mon antithèse), allait succéder les traitements de chimiothérapie et l’organisation de la petite famille autour de la maladie du mari, du papa.  Jean-François abhorrait la cigarette, buvait très modérément, mangeait sainement, bref, ne correspondait en rien au profil d’un futur candidat à une maladie dégénérative.  Et pourtant…

Finis les compromis !

Voyant à l’usage que les traitements ne donnaient pas les résultats escomptés, il décida qu’il avait fini de souffrir en vain et de perdre un temps qui allait devenir précieux : il retourna au travail et choisit de mener une existence normale, point à la ligne.  De fonctionnaire jusque-là docile et évitant l’affrontement, Jean-François, avec pareille épée de Damoclès, avait décidé d’agir désormais selon ses convictions profondes, et non plus en fonction d’impératifs diplomatiques plus ou moins tacites, qui interfèrent trop souvent avec le bien-fondé d’un choix. 

Si on lui conseillait de renouveler un contrat avec une compagnie peu performante, afin de conserver de bonnes relations hiérarchiques, il passait outre et choisissait le fournisseur que lui dictait sa conscience et son sens élevé de l’éthique.  Finis, les compromis aux relents de compromission !  S’il devait mourir, il allait s’en payer une tranche auparavant !  

Jean-François était de ceux qui tirent davantage de satisfactions de leur hobby que du boulot.  De bricoleur capable, il devint hyperactif, n’en finissant plus, à chacune de ses visites à Trois-Rivières, de m’énumérer fébrilement les multiples travaux qu’il avait réalisés, comme s’il sentait, sans l'avouer, que la course contre la montre était enclenchée.  Déjà, une maigreur suspecte s’était emparée de lui…

Les derniers miles…

Ça devait bien arriver.  Devant les diagnostiques dévastateurs et le déclin de sa santé, Jean-François n’eût d’autre alternative que d’abandonner son emploi et de se résoudre peu à peu à préparer son départ de cette vie.  Lors de mes dernières visites à Québec, je ne pouvais en croire mes yeux, devant son corps affaibli, si maigre, en contraste d’avec sa bonne humeur et son affabilité toujours si naturelles, tempérée d’une ironie et d’un sens de l’autodérision savoureux.

C’est hébété que je constatais sa satisfaction d’avoir enfin réussi à vendre tous ses outils, auxquels il tenait tant quand il avait encore la santé de s’en servir, et de l’entendre me raconter avec apaisement que toutes ses dispositions avaient été prises pour que ni Carole, ni les enfants ne manquent de rien.  Se sachant fichu, il avait toujours à cœur de protéger les siens. 

Elle savait…

Lors de ma dernière visite, je dus faire un effort pour ne pas sursauter en voyant ce qui restait de mon ami, dont l’ossature perçait maintenant la boîte crânienne, et qui redoutait à présent de s’endormir, de peur que la mort ne le surprenne.  J’en arrivais à la lui souhaiter au plus vite, tant sa situation paraissait intenable. 

Ma réaction n’échappa pas à Carole, qui m’adressa un sourire complice, avant de me confier, à part, que dès l’annonce du diagnostique, huit ans auparavant, le médecin lui avait révélé que son conjoint était condamné…  Depuis toujours, elle savait !  Et elle avait gardé le silence pour ne pas décourager son conjoint !  Il y avait plus de courage dans cette femme haute comme trois pommes que dans un bataillon entier de nos robustes soldats en Afghanistan…

Je perds mon témoin

La veille de ce qui devait être ma prochaine visite à Québec, Carole m’appela, un sanglot dans la voix, pour m’annoncer la mort de Jean-François.  Nous étions un 20 juillet, exactement mon sixième anniversaire de mariage, pour lequel mon ami avait tenu le rôle de témoin, malgré son aversion pour les vestons…  Avec le recul, je me dis que de mourir à pareil moment était sa dernière facétie, puisqu’il ne devait pas y avoir de septième anniversaire. 

Avec Jean-François, que je connaissais depuis ma première année au primaire, et avec qui j’avais grandi, au point que nous étions souvent pris l'un pour le frère de l’autre, c’était plus que le témoin de mon mariage que j’avais perdu.  C’était celui d’une vie entière.  Au lendemain de son trépas, je me suis senti comme une maison dont un grand mur de soutènement venait de s'effondrer, le plus important, depuis le décès de mon père. 

Une inspiration

Quand je traverse des moments de déprime, ou que je constate la trop facile démission de certains devant une épreuve, je pense à mon ami et me botte le cul en me disant qu’il n’a pas reculé, ni baissé les bras, lui, et devant bien pire.  Le cancer n’a vaincu que son corps, pas son essence même, restée intacte jusqu’à la fin, comme un défi à la maladie, à la mort même. 

Cet homme qui, adolescent, semblait si indolent et irrésolu, est devenu pour moi un exemple, un stimuli.  Je sais que ce genre de formule ressemble à un cliché de convenance, mais dans le cas de Jean-François Milot, « J-F » comme il aimait tant se faire appeler, c’est l’exacte vérité. 

Moi qui crois fermement en la vie après la mort, je me demande cependant encore aujourd’hui comment Jean-François a dû réagir quand, au moment du trépas, il s’est vu quitter un corps dévasté pour l’ailleurs.  Peut-être a-t-il pensé à nos nombreuses discussions passionnées et antagonistes sur le sujet et s’est-il  alors écrié, pensant à moi : «  Ah ! Le snoro ! »

Sois heureux, « frèrami » !

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