Le Rétrolivier qui suit est dédié aux gars de RHI Canada, dont l'usine a fermé définitivement en 2011. J'ai eu le privilège de les côtoyer pendant huit ans, dont six à temps plein. Mieux qu'un milieu de travail, ces hommes m'auront offert une grande leçon de vie. Un hommage particulier aux femmes de cette entreprise mauricienne, pour leur esprit de survivance au milieu de cet univers si masculin. Parmi elles, une mention d'honneur à Marie-Josée Robichaud, Monique Blanchet, Carole Trottier, Suzanne Pothier et Diane Genest.
Lorsqu’à l’hiver 2001, mon patron m’ « offrit » un poste de suppléant comme gardien dans une usine de Bécancour, j’acceptais sans enthousiasme de tenter le coup. Je travaillais alors pour une compagnie de sécurité depuis un mois seulement, comme agent de service privé. Ce travail sur appel, 24 heures sur 24, sept jours semaine, consistait à assurer, en civil, la sécurité de patients psychiatrisés en milieu hospitalier. La perspective de m’éloigner un temps de cette succession d’affectations auprès de personnes suicidaires, dépressives, alzheimers, schizophrènes, autistiques ou en sevrage, m’incitait à considérer cette proposition d’un œil déjà plus favorable.
Ayant connu, mon secondaire complété, des milieux d’études, puis de travail, à 75 % féminins, je me demandais comment un intello comme moi, sans la moindre affinité avec les travaux manuels, allait composer avec des gars d’usine. J’étais persuadé que j’allais m’ennuyer avec aplomb, au contact d’individus frustes qui ne me parleraient que de construction, d’entretien mécanique, d’installation électrique, de plomberie ou d’automobiles. Il n’y a pas que les blondes qui sont victimes de préjugés…
Le choc culturel dut être réciproque. Mes collègues atypiques semblaient se demander si mon humour parfois littéraire était complice ou offensif. Des conversations s’interrompaient soudainement lorsque je traversais la cafétéria, tandis que des regards suspicieux me suivaient à la dérobée. Il est vrai qu’un nouvel agent est redouté dans une usine; les employés ne savent pas s’ils auront affaire à un type qui appliquera simplement les consignes, ou un maniaque qui se sentira investi d’un pouvoir suprême.
Au fil des mois, puis des années, des complicités se tissèrent peu à peu. Il fallut près de trois ans et ma permanence avant que l’on commence à m’appeler par mon prénom. J’avais eu droit jusque-là à « capitaine », « chef », « boss » ou « mister », version anglaise de « mystère », quand on ne sait comment vous appeler. Le contraste avec mes coéquipières de jadis, naturellement curieuses d’une nouvelle recrue, était frappant.
La brièveté des communications avait de quoi laisser pantois. Alors qu’une consoeur, lors d’une requête, expliquait souvent ce qui la motivait, ce qu’elle avait ressenti alors, et quelles étaient ses attentes, les gars se cantonnaient à « Un mécano sur la (presse) 12-2. » ou « Au magasin, svp. ». Malgré moi, j’attendais la suite, qui ne venait jamais.
Je ne compte plus les fois où, au détour d’une porte débarrée ou d’un talon de paie remis, des considérations existentielles presque surréalistes pouvaient s’échapper de ces gars dont j’avais trop vite résolu de ne rien attendre. Leur culture générale, comme leur goût vivace pour l’actualité, m’a plus d’une fois scié. Il est presque impossible, à un moment ou à un autre, de ne pas discuter politique, économie, santé, histoire ou arts, pour ne mentionner que ces sujets, avec ces commentateurs impromptus.
L’humour reste leur mode d’expression privilégié. Incroyable ce qu’il peut passer de connivence, d’affectivité, derrière une «craque». On dit que les hommes ne communiquent pas ? Peut-être n’a-ton pas encore vraiment compris leurs « jokes ».
Paru dans Cyberpresse, le 25 octobre 2007 et dans Le Soleil, le 28 décembre 2007.
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