mardi 17 novembre 2009

Les absents ont toujours tort

Lors d’un passé heureusement révolu, Il n’y a pas que les mères et les bébés que la négation des droits des femmes a opprimés.  Lisez et vous verrez.
Olivier Kaestlé

Mon père, José Kaestlé


J’avais 14 ans ce matin où mon père me demanda de le suivre au salon.  Tout dans son attitude annonçait une confidence imminente, qui le tenaillait.  Il me tint ce langage : « Il y a des jours, mon garçon, où si je m’écoutais, je ne me lèverais pas. »  Interloqué par cette entrée en matière, j’attendais silencieusement la suite.  « Chaque matin, je me réveille avec le drame en tête.  Je dois le surmonter chaque jour.  Je pense à ta sœur et, pendant quelques minutes, le courage me manque.  Puis, je me dis que des gens comptent sur moi : ma famille, mes étudiants[1], mes collègues, et que je dois rendre ma journée la plus riche de sens, la mieux remplie possible. »
Le « drame » en question est survenu le 2 mai 1951, à Strasbourg, en Alsace (France), à la naissance de ma sœur.  Au cours d’un accouchement particulièrement ardu, son cœur s’arrêta de battre.  Le mieux, pour le ranimer, était de procéder d’abord à une césarienne.  Mais voilà, mon père n’était pas là, et il fallait intervenir sur le champ.  À cette époque reculée, seul le mari pouvait signer l’autorisation obligatoire de procéder à l’intervention qui, dans ce cas précis, aurait été salutaire à l’enfant à naître, en plus de soulager la conjointe.  Précisons, si besoin est, que le droit de la femme à disposer de son corps n’existait pas plus en France qu’au Québec.  Pour tout arranger, le cellulaire non plus.  Impossible alors de rejoindre mon père à temps pour cette opération, aussi nécessaire qu’urgente.
Ma mère, infirmière d’expérience, eût beau l’implorer, le salaud qui servait alors de chirurgien ne voulut rien entendre : la procédure était la procédure.  Pas de consentement du mari, pas de césarienne.  Il faudrait se rabattre sur les forceps pour extraire ma sœur du ventre de sa mère, une opération extrêmement délicate et nettement plus risquée que la césarienne.  Non content de se comporter en obtus procédurier, le chirurgien, devenu boucher pour l’occasion, se révéla lourdement incompétent.  Mes parents apprirent plus tard qu’il avait utilisé des forceps trop contraignants.  La boîte crânienne de ma sœur en fut irrémédiablement endommagée, mais les conséquences ne se manifestèrent pas immédiatement.
Marie-Josée vécut d’abord l’existence normale de toute petite fille.  C’était une enfant intelligente, volubile et enjouée, qui faisait désormais la joie de ses parents, eux qui avaient attendu sept ans avant d’avoir un enfant et qui souhaitaient une fille.  Leur voeu était enfin exaucé.  Je naquis sept ans après ma sœur, dans une famille sans histoire.  Jusque-là.
J’avais trois ans quand le drame éclata.  À sa puberté, ma sœur s’éteignit, du moins, en partie.  Bien sûr, elle ne mourut pas.  La poussée de croissance de l’adolescence avait cependant ouvert des plaies cérébrales latentes.  C’est en tout cas l’explication la plus plausible donnée par les médecins. Une part de vivacité, d’intelligence et d’entrain qui habitait son regard jusqu’alors disparut irrémédiablement, laissant place à des facultés intellectuelles amoindries et à l’épilepsie.  L’étroitesse d’esprit du chirurgien, comme son incompétence, avaient finalement rattrapé Marie-Josée, dix ans plus tard.  Ma mère me confia que, à je ne sais quelle occasion, elle revit le coupable, qui se confondit en excuses.  Elle l’envoya promener.  C’était la moindre des courtoisies.
Une fois adulte, je m’étais demandé si, dans la difficulté qu’avait eue mon père à surmonter sa détresse quotidienne, cette brève mais obsédante interrogation ne l’avait pas hanté : « Et si j’avais été là ? »  Je crois bien qu’en homme de principes obsessivement concerné par les siens, il se l’était posée, la foutue question. Et plus d’une fois.  
Il n’y a pas que les mères et les bébés naissants, que la négation du droit de la femme à décider pour elle peut frapper de plein fouet.  Combien de futurs papas, comme le mien, se sont mordus les doigts de ne pas avoir été là au moment précis où le mieux-être, l’avenir même de leur enfant et de leur épouse, se jouaient sur une procédure bureaucratique, exigée par un médecin chez qui le fonctionnaire l’emportait sur le praticien ?  Comment pouvait-on infliger pareille responsabilité à des hommes absents, le plus souvent à cause du travail ?  Qu’y a-t-il de pire qu’un pouvoir absolu qui ne puisse être pleinement assumé, et les conséquences parfois tragiques qui en découlent ?
Un dicton affirme que lorsqu’une personne est handicapée, c’est toute la famille qui le devient.  C’est assez juste, mais il serait déprimant et inexact de ne voir que cet aspect de l’affaire.  C’est surtout à mon père que nous devons d’avoir préservé une vie familiale, ou ce qui s’en rapprochait le plus.  On fêtait dignement Noël, Pâques et les anniversaires de chacun.  Mon papa, bout en train et facétieux, amenait régulièrement la famille en excursion ou dîner le dimanche au Grec de Baie-Jolie, ou encore naviguer sur la traverse, ce bateau qui reliait Trois-Rivières à Sainte-Angèle, avant la construction du Pont Laviolette.  Habillé en uniforme réglementaire de capitaine du Jardin de l’Enfance, où j’étais pensionnaire, je me berçais de l’illusion tranquille de commander un imposant destroyer.
Bien sûr, tout ça n’empêchait pas des moments pénibles ponctués de crises d’épilepsie et d’accès caractériels de ma sœur, entrecoupés d’épisodes de dépression de ma mère. Le petit bonhomme hyperactif et impétueux que j’étais ne donnait pas sa place non plus, quand il s’agissait de défendre âprement ses droits, devant une sœur dont on n’arrêtait pas de lui dire qu’il fallait la comprendre, qu’elle n’était pas comme les autres.  Avec le recul, je me demande comment mon père a bien pu faire pour tous nous endurer.    Décédé en 1995 à 78 ans, il doit avoir hérité d’une place de choix au département des vierges et martyrs.
Quant à ma sœur, comme l’aveugle qui développe une ouïe presque surnaturelle, c’est sa capacité aigue d’émerveillement et son aptitude au bonheur quotidien et immédiat, celui que nous négligeons, qui apporte le plus à sa famille et à son entourage.  Bien sûr, elle restera toujours un poupon adulte qui n’atteindra jamais sa majorité, mais sa vulnérabilité même doit nous rappeler la nécessité de veiller sur les personnes qui n’auront jamais la chance de mener une existence normale, de connaître l’amour, les joies parentales, les satisfactions d’un emploi… et qui s’en fichent ! 
De son côté, mon père m’avait exposé, dans le salon familial, lors de mes 14 ans, ce qui le motivait à trouver une certaine forme de bonheur, moins serein sans doute que celui de ma soeur : « Je ne peux me laisser aller, avec les responsabilités que j’ai.  Sitôt levé, je prépare ma journée en me disant qu’elle doit être la mieux remplie qui soit.  C’est ma lutte, mon combat quotidien.  Je prépare mes cours le mieux possible, me montre le plus attentif que je peux à mes étudiants, j’accomplis mes tâches, petites et grandes avec soin, je vous donne la présence et l’amour que vous êtes en droit d’attendre, je corrige des travaux d’étudiants jusque tard le soir (il blaguait pas) et quand j’ai fini tout ça et que je me couche, je me dis qu’aujourd’hui, encore une fois, c’est moi qui ai gagné, pas la déprime, ni l’adversité.  Le lendemain, c’est un autre jour.  Tout est à reconquérir. »
Pour peu emballante que m’ait alors paru cette philosophie, je m’en suis souvenu plus d’une fois, devenu adulte, quand je traversai des périodes difficiles.  J’y ai souvent trouvé l’écho de la sérénité qui habitait fugitivement mon père, conscient qu’au moment où je récapitulais ce que j’avais fait de ma journée, avant de dormir, moi aussi, malgré mes soucis, j’avais gagné.  Jusqu’à demain.  Merci, Brogneer ![2]


[1] Mon père était prof de français et d’allemand au Cégep de Trois-Rivières (N.D.A.).
[2] Surnom complice et affectueux que nous nous sommes adressés pendant des années, mon père et moi.  Ce sobriquet n’a bien sûr aucun sens, mais sa sonorité nous amusait.  Pour étoffer sa saveur faussement exotique, nous le prononcions avec un simulacre d’accent slave en prenant soin de bien rouler les « r ». (N.D.A.)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous écrivez très bien, Monsieur Kaestlé ! Votre père doit y être pour quelque chose... Très bon article. - Michel Comeau

Le blog d'Olivier Kaestlé a dit…

Oui, M Comeau, mon père était prof de français, mais il m'a appris bien davantage : l'art de la rhétorique et de l'argumentation, tout comme celui de se faire l'avocat du diable quand on est trop sûr de ses positions. Mon père a joué un rôle de mentor auprès de moi, et c'est seulement avec le recul que j'ai compris à quel point cet homme était pédagogue dans l'âme, même avec son fils.

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