mardi 6 avril 2010

L’étoffe de nos rêves

J’avais bien neuf ans quand mon père nous annonça qu’il achèterait sa première auto.  « Pourquoi pas la même que Simon Templar ? » demandais-je aussitôt.  Avant d’endosser le smoking de 007, Roger Moore arborait celui du Saint au petit écran, au volant de sa Volvo P1800.  « Mon fils, répondit posément mon père, je n’ai pas les moyens d’une auto de 10 000 $. »  « Quand je serai grand, lui rétorquais-je avec aplomb, j’en aurai une! »  Dix-sept ans plus tard, lorsque j’achetais ma Pony Hyundai GLS toute équipée à 9 200 $, je n’étais plus qu’à 800 $ de mon objectif.

Mon fils, Jérémie.


Certains rêves se concrétisent longtemps après avoir été oubliés.  Pour des raisons que seul le destin pourrait expliquer, je me retrouvais sans travail peu avant la naissance de mon fils en 1995.  Je sentais malgré moi que j’allais vivre une expérience de paternité atypique.  Dès son arrivée parmi nous, Jérémie faisait ses nuits et semblait se développer de lui-même jour après jour.  Sa mère et moi n’avions qu’à répondre à ses besoins primaires et à lui donner de l’attention; il se chargeait du reste à son rythme.

Mon omniprésence à la maison allait faire de moi son parent principal.  Je veillais sur son sommeil, ses mouvements, ses repas, ses rôts, ses bains et ses couches.  J’assistais, médusé, au premier sourire, au premier mot, à la première phrase, au premier redressement assis, à la première station debout, aux premiers pas.  Mes trois années passées à temps plein auprès de mon fils restent l’une des expériences les plus marquantes de ma vie.  Mais toute médaille a son revers.

Si le personnel de mon épicerie accueillait civilement les mères en leggings et cotons ouatés, il en allait tout autrement lorsque je me présentais dans le même attirail, quand les honnêtes gens travaillaient.  Regards hautains et sourires narquois s’orchestraient chez certaines caissières et quelques commis en un concerto en réprobation muette mais majeure.  Lorsqu’un jour, accompagné de mon fils, j’achetais un six-pack de bière, deux caissières échangèrent une œillade si horrifiée que l’une d’elle s’étrangla.

Entre les tâches essentielles mais dévalorisées des commissions, des repas ou du lavage, le blues de la ménagère érodait mon enthousiasme et mon estime personnelle. L’absence d’un revenu d’emploi nous contraignait à une simplicité qui n’était pas toujours volontaire.  Ma conjointe me tirait alors de ma morosité en m’amenant au restaurant.  Elle m’a toujours épaulé dans mon rôle de papa au foyer.

Enfin, comme le petit allait avoir trois ans, je décrochais un poste à temps plein.  C’est avec une appréhension bien inutile que je le plaçais en garderie.  Il y évoluait instantanément comme un poisson dans l’eau.  Nous étions rendus l’un comme l’autre à une nouvelle étape.  D’autres ont suivi depuis, comme autant de pièces dont est tissée l’étoffe de nos rêves.

30 novembre 2006

Ce Rétrolivier a été publié dans La Presse du 17 février 2007, rubrique À votre tour.

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