Qui n’a pas, au seuil d’une expérience déterminante, pressenti par mille indices son étendue, sans pour autant pouvoir en anticiper l’élément déclencheur, ni en déterminer les circonstances futures ?
Pour beaucoup de gens, la vie étudiante représente l’une des belles époques de la vie. Je suis de ceux-là. La dernière année et demie de mon baccalauréat en études littéraires françaises, de l’automne 83 à Noël 84, est restée dans mon souvenir un moment particulièrement riche et heureux.
Nous étions six camarades de classe inséparables, réunis par des affinités de caractères et des valeurs communes, au sens large, qui faisaient que notre groupe représentait pour chacun une oasis, une famille adoptive auprès de qui il faisait bon se retrouver, devant l’incertitude qui caractérisait cette fin d’adolescence prolongée que représentent si souvent les études universitaires.
La cafétéria du pavillon Ringuet, à l’UQTR, était notre point de ralliement. Nous y échangions à bâtons rompus sur tous les sujets qui nous venaient à l’esprit, entre quelques vannes bien senties, jamais méchantes, qui solidifiaient plutôt nos complicités. Bien sûr, il y eut parfois des mises au point, mais nous avions le rare talent d’exprimer nos opinions avec franchise et respect, ce qui ajoutait à la qualité de nos relations.
C’est ainsi qu’au fil des semaines et des sessions, Michel, Hélène, Manon D, Manon M, Lynn et moi-même vivions une expérience commune de camaraderie circonstancielle mais significative, savourant le moment présent, sans souci exagéré du lendemain. Tant de confidences, de discussions, de blagues, de cafés bus ensemble et de moments drôles, bien meilleurs que n’importe quelle télé réalité, avaient à notre insu tissé des liens sans doute plus forts que nous le soupçonnions.
Allons il faut partir
Je devais être le premier à quitter le groupe, puisque je terminais mes études dès Noël 84. Ce ne fut pas facile. Je sentais confusément qu’une page allait être tournée, que l’insouciance du présent allait céder la place à la vie adulte, loin de l’atmosphère fœtale et ouatée des études universitaires. Depuis des mois, malgré la routine sécurisante de mon quotidien, l’appel de l’ailleurs me tenaillait. Comme Marius, le héros de la trilogie de Pagnol, qui rêvait de voyages au point de renoncer à Fanny pour prendre le large, je rêvais d’horizons lointains, ensoleillés, sans pour autant qu’aucun navire n’accoste sur mes rives.
Je lus un jour le texte d’une chanson de Brel, trouvé dans un journal, qui traduisait mieux que je n’aurais su le faire mon état d’âme :
Allons il faut partir
N’emporter que son cœur
Et n’emporter que lui
Mais aller voir ailleurs
Allons il faut partir
Trouver un paradis
Bâtir et replanter
Parfums, fleurs et chimères
Allons il faut partir
Des rêves plein les poches
Des éclairs plein la tête
Je veux quitter le port
J’ai l’âge des conquêtes
Partir est une fête
Rester serait la mort
Allons il faut partir
Peut-être délaisser
Les routes d’Amérique
Et les déserts peuplés
Allons il faut partir
Elle n’est plus chimérique
La voie des voies lactées
La lune s’est allumée
Chaque mot de ce texte, que j’avais affiché au mur de ma chambre, se gravait en moi comme une prière, tel un mantra qui de jour en jour prenait de la force, de l’intensité, sans pour autant interférer avec mon quotidien… jusqu’à ma dernière session.
Une session de trop
Si je n’avais pas fait de bacc en lettres françaises, je l’aurais toujours regretté. Ma dernière session me parut cependant de trop. J’avais compris que j’avais fait le tour du jardin de ce que ces études pouvaient m’apporter. J’aurais pu me lancer dans une maîtrise en lettres québécoises, et devenir chargé de cours à l’école internationale de français, comme plusieurs de mes condisciples. Je sentais toutefois que j’allais m’encroûter sévèrement à faire des études devenues pour moi sans intérêt, avant de m’enliser dans une profession que j’aurais exercée sans joie, comme de trop nombreux professeurs enchaînés à leur sécurité d’emploi.
Les murs de l’UQTR, dans cette optique, annonçaient dorénavant les limites immédiates d’un grand cachot suffocant. Et puis, cet appel viscéral, irrépressible du large… Comme la chèvre de Monsieur Seguin qui rêvait de la montagne, obsédante, j’aurais bravé une horde de loups pour quitter mon enclos, si étroit, si confiné, moi qui à bientôt 26 ans n’avais jamais vu au-delà de mon patelin, hormis quelques séjours épisodiques à l’extérieur, dans un rayon de 100 ou 200 kilomètres. Bien sûr, je venais d’ailleurs, de France plus précisément, puis d’Allemagne, où j’avais connu trois villes avant l’âge de quatre ans, mais il y avait si longtemps, et j’étais alors un enfant.
Au fil des semaines, l’envie de partir, le goût du large, devenaient par trop obsédants. J’avais résolu de dire merde à la maîtrise et d’entreprendre un certificat en journalisme à l’université Laval. La vie est ce qui vous arrive pendant que vous faites d’autres plans, chantait Lennon. J’allais comprendre le sens de ce vers quelques mois plus tard. Pour le moment, je ressentais une tristesse, aussi inexplicable qu’inexprimable. Sur ma bande des six, quatre membres étaient des femmes; allez donc cacher vos états d’âme à ces radars à talons hauts !
« Tu vas partir, pis on te reverra plus ! »
Comme le certificat en journalisme ne commençait qu’en septembre 85, j’avais une session libre pendant laquelle je pourrais, le pensais-je, garder le contact avec mes cinq complices et amortir le choc de la rupture tout en préparant mes projets futurs.
Pendant un cours particulièrement soporifique, Manon M, assise à côté de moi, laissa échapper, sans crier gare : « Olivier, tu vas partir, pis on te reverra plus ! » Elle avait dit ça avec une telle certitude, triste et définitive, que je me retrouvais momentanément déstabilisé. « Mais non, balbutiais-je sans y croire, j’ai une session de libre, je viendrai faire mon tour… »
Manon resta intraitable : « Non, insista-t-elle, sur le même ton ferme et fataliste, tu vas partir, pis on te reverra plus ! »
Si j’avais cru trouver en Hélène une oreille plus compatissante, ce fut bien en vain. À la toute fin de la session, elle était devenue à peine « parlable », elle d’ordinaire si rieuse et espiègle, comme si elle tentait dorénavant de se protéger affectivement devant l’inévitable. Pour tout arranger, Manon D, pendant notre party de fin de session, insista avec émotion pour prendre une photo de moi « pour garder un beau souvenir ». Pourquoi donc étais-je si triste ?
Heureusement Lynn, la doyenne, conservait une stabilité d’humeur, non dépourvue toutefois de circonspection, tandis que Michel maintenait un flegme de façade. C’était toujours ça de pris. Si seulement nous avions tous fini nos cours en même temps, le choc aurait été moindre. J’en perdais cinq d’un coup. Et ils me le rendaient bien.
Quelqu’un qui s’en va
Même en dehors de ma bande, les signes avant-coureurs d’un bouleversement à venir s’accumulaient. Je croisais au parc Champlain un amour auquel j’avais renoncé et dont je cicatrisais peu à peu. Elle me regarda d’un air si ému que je passai mon chemin. C’était vraiment pas le moment d’en rajouter. En réponse à mes doléances sur ma fin de bacc imminente et sur ses impacts sur mon entourage, Lucie B, au bacc elle aussi, me lança un jour pour me « rassurer » : « On sait jamais, Olivier, peut-être que tu vas te ramasser à l’autre bout de monde du jour au lendemain ! » Des années plus tard, je devais me rappeler ce commentaire, qui s’avéra prémonition.
Ma première ex-conjointe, avec qui j’étais resté en bons termes, devait m’offrir le dernier Françoise Hardy. Le titre : « Quelqu’un qui s’en va ». Quant à Denis et Hélène (une autre Hélène), un couple d’amis très proches, ils m’amenèrent une étonnante caricature illustrant un homme triomphateur, installé dans un hamac sur une île tropicale déserte, avec pour toute légende « Sauvé ! » Qu’avaient-ils donc compris ?
« New Orleans, ça t’intéresse ? »
Un soir de janvier 85, je rentrais de ma marche quotidienne, et j’eus l’impression définitive et inexorable que c’était la dernière, comme si une boucle avait été bouclée. Cette certitude tranquille s’imposait comme la plus naturelle du monde.
Le lendemain, Raymond Rivard, directeur du module hétéroclite de lettres, linguistique et nursing, me téléphona pour me proposer au pied levé un poste de remplaçant comme prof de français langue seconde dans une école élémentaire publique de la Nouvelle-Orléans. Apparemment, la requête était urgente. Pensiez-vous que j’allais dire non ?
Une enseignante devait rentrer au Québec au plus vite pour des motifs inconnus. En raison d’une entente entre l’UQTR et Louisiana State University, à Bâton-Rouge, cet établissement envoyait des profs suivre l’été des cours à l’école internationale de français, à Trois-Rivières. En revanche, l’UQTR fournissait des profs de français langue seconde dans le secteur public louisianais par le biais d’un programme gouvernemental américain du nom de CODOFIL. L’un de ses effectifs faisant défection, l’université devait lui trouver un remplaçant.
Nous étions lundi matin. Je devais dans un premier temps me rendre le lendemain au ministère québécois des Affaires étrangères, à Québec, afin d’y chercher un visa et un formulaire qui me procurerait un passeport sur le champ. Entre-temps, je terminais en quatrième vitesse un dernier travail en prolongation, achetais quelques vêtements neufs, et dès le mercredi suivant, je quittais l’aéroport de Dorval en pleine tempête pour atterrir à celui de la Nouvelle-Orléans, par 75 degrés Fahrenheit, après escales à Philadelphie et Atlanta.
Une vie nouvelle, en syntonie avec ces aspirations qui me tenaillaient depuis quelques années, s’offrait enfin à moi. Accaparé par un présent envahissant, je ne pouvais me morfondre sur ce que je laissais derrière moi. Cette fois, ce n’était plus seulement la bande des six que je quittais, mais ma famille, mes amis proches, ma ville d’adoption et jusqu’à mon pays, bref tout ce qui avait été mon passé.
Je réalisais soudain que j’avais tout quitté pour me réinventer. Il s’agissait à coup sûr d’une grâce. Et d’une illusion. On ne repart jamais à zéro. Avec le recul, on constate que tout s’inscrit dans une continuité dont nous ignorons sur le coup le fil d’Ariane.
Mon séjour en Louisiane fut très certainement l’expérience forte et régénératrice que j’appelais depuis des années et j’en savourais pleinement chaque moment, malgré l’éloignement, le mal du pays occasionnel et les différences de culture souvent immédiates entre les quelques Québécois que nous étions à enseigner le français d’une part, et le peuple américain, tant blanc que noir ou cajun, d’autre part. Le choc des cultures s’étendait également aussi à nos collègues français et belges, encore plus dépaysés que nous, qui demeurions malgré tout dans un contexte nord-américain.
J’étais parti pour ne plus revenir
Au bout d’un an et demi à enseigner, je devais cependant m’admettre que je n’étais pas heureux dans un travail que je n’avais pas vraiment choisi. Je décidais de renoncer à ma stabilité financière et à mon milieu de vie pour retourner aux études au certificat en journalisme, comme je l’avais initialement projeté à la fin de mon bacc. Un conflit de personnalités entre la principale de mon école et moi m’incitèrent à maintenir ma décision, même si une enquête de la Délégation du Québec en Louisiane devait me rendre justice.
Le verdict de cet organisme n’avait que peu de poids auprès de la commission scolaire, qui se faisait un point d’honneur d’engager des gardes-chiourmes comme directeurs afin de décourager les profs réguliers de se syndiquer. La Louisiane, viscéralement corrompue, restait le deuxième état le plus pauvre après le Mississipi. Le salaire des enseignants se situait nettement en deçà de la moyenne nationale.
N’ayant rien à perdre et bien que non-syndiqué, je décidais d’entreprendre une grève personnelle jusqu’à ce que mon accusatrice daigne me rencontrer et m’expliquer la raison du rapport d’évaluation désastreux à l’origine de mes déboires, alors qu’elle ne s’était jamais montrée en classe lorsque j’enseignais.
Chaque matin, j’arrivais à l’école, informais posément la secrétaire que je n’enseignerais pas à moins que la principale ne vienne me rencontrer dans la salle des profs où je resterais jusqu’à la fin de la journée. Ce petit manège dura en tout trois semaines. La principale ne vint jamais me rencontrer, mais mon chèque de paie signé de sa main m’était gracieusement remis en main propre par la secrétaire chaque vendredi. Devant cette inertie, je décidais cependant de reprendre les cours et de ne pas hypothéquer les acquis des enfants, qui se montrèrent étonnamment performants, comme si mon absence avait laissé le temps à la matière apprise de macérer et de s’actualiser dans leurs cerveaux.
Vers la fin de l’année, je croisais la principale dans le corridor, qui rasa les murs en m’apercevant. Elle avait réussi à m’évincer de son école, comme tous mes prédécesseurs, son but réel étant d’obtenir l’assurance annuelle d’un prof de français payé par la commission scolaire et de se soustraire à la loterie arbitraire d’un trop petit nombre de profs de CODOFIL, que les écoles se disputaient chaque année. Elle eut son prof, mais je l’avais néanmoins terrassée au plan des principes. C’était déjà ça.
Parmi mes cassettes de chanteurs québécois, dont je voulais me rappeler la culture à l’étranger, une chanson de Renée Claude prit ensuite tout son sens à mon retour au Québec, pendant mes études de journalisme, alors que je réalisais comme elle que moi aussi, j’étais parti pour ne plus revenir.
J’étais partie pour ne plus revenir
C’est vrai, pour t’oublier j’ai voulu oublier mon pays, mes amis
Pour t’oublier, j’ai pris un autre chemin
J’ai cherché d’autres raisons de vivre
J’ai su danser sur un fil
Tiens bon , tiens le coup,
Casse-toi pas le coup, regarde pas en arrière
Hier, c’est loin, demain, c’est beau
Demain tu voleras plus haut
J’étais partie pour ne plus revenir
C’est vrai, pour t’oublier j’ai voulu oublier mon pays, mes amis
Mais à la fin, je ne savais plus qui j’étais
J’avais fait le vide au fond de moi
Ma vie tenait à un fil
J’étais partie pour ne plus revenir
C’est vrai, j’ai eu envie de revoir mon pays, mes amis
Me revoici, libre comme l’air du temps
Maintenant je peux vivre sans toi
On cherche toujours l’équilibre entre la terre et le soleil.
L’équilibre entre la terre et le soleil. N’est-ce pas là, résumée en quelques mots, l’universelle quête humaine ?
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