Dans l’une de ses dernières chroniques parues dans ICI, Nelly Arcan écrivait, à propos d’un poète décédé qu’elle avouait peu connaître : « J’espère que tous ceux qui le connaissent bien, qui étaient ses intimes, me pardonneront d’en parler. On pourrait me reprocher de ne pas savoir de quoi je parle. De mal en parler. » C’est une réserve similaire, en même temps qu’un désir analogue de commenter malgré tout le départ de Nelly Arcan, qui inspire mon propos. Au fond, je n’ai jamais lu Putain, ni Folle, ni aucun autre de ses romans. À l’époque de sa célébrité montante, le personnage médiatique ambigu et en apparence tape à l’œil de la nouvelle venue avait pris le pas, dans mon esprit, sur l’auteure, pourtant révélée comme résolument inspirée et novatrice. Je ne revendiquerai donc pas d’avenir potentiel comme découvreur de talents.
C’est plusieurs années plus tard, par le biais de quelques-unes de ses chroniques lues au hasard, que les capacités – percutantes - d’Arcan s’imposèrent à mon attention. Dans un genre fréquemment anecdotique qui cumule trop souvent les séances de papotage où l’anodin rivalise avec l’inutile, l’écrivaine a su opposer un style tranchant, littéraire mais néanmoins aérien et naturel. Elle a surtout développé une évocation lucide, sans complaisance et par moments implacable des comportements humains, de la dureté des rapports homme-femme et de l’esclavage qui entrave, à ses yeux, les femmes à leur corps de même qu’à un nouveau stéréotype de Wonder Woman déterminée et sans reproche. À notre époque où un nombre grandissant d’hommes tente d’en finir avec Superman, n’est-il pas affligeant de constater l’avènement d’une relève au féminin dans le même carcan ?
L’imperfection des femmes reste un leitmotiv dans l’œuvre de l’écrivaine morte à 36 ans. « Parce que, confiait-elle en 2007, le modèle de la femme vertueuse, carriériste, mère de famille, amante extraordinaire, ça ne m’intéresse pas. J’aime explorer le côté vindicatif et même très salaud de la psyché féminine. Ça me plaît de créer des femmes jalouses ou paumées. Je trouve que ça les rend davantage humaines que l’espèce de Wonder Woman qu’on s’est créé dans notre esprit, qui n’a pas de faille et qui est seulement victime d’une obsession masculine. Les personnages féminins incarnent souvent le gros bon sens, les valeurs familiales, elles sont présentées souvent comme plus intelligentes que les hommes, comme Marge Simpson. Moi, je préférerais qu’elles deviennent plus comme Homer Simpson parce qu’il y a bien plus de fun à avoir ! »
Arcan s’inscrit dans un courant démystificateur dont Lyne-la-pas-fine, des Invincibles, reste à ce jour la personnification la plus manifeste, après l’éternelle victime incarnée par la Donalda des Belles histoires, puis la femme forte, en proie à un destin contraire, dont Émilie Bordeleau, des Filles de Caleb, demeure une représentation typique.
Le décès tragique et prématuré de Nelly Arcan a ébranlé les milieux littéraires et médiatiques au Québec comme en Europe francophone, en raison de son œuvre romanesque. Ses chroniques, accessibles à tous sur Internet, pourraient, mieux que tout autre réalisation, révéler à un public beaucoup plus vaste la portée et la pertinence de textes qui ont renouvelé et transcendé les limites du genre. Le titre de son dernier topo, « Ça vaut le détour », évoque une promesse, un pari gagné d’avance de découvrir une personnalité littéraire hors norme dont les propos jettent un éclairage cru et salutaire sur la condition humaine. Nul n’est indispensable, bien sûr, mais Nelly Arcan, par l’héritage qu’elle nous laisse, demeure plus que jamais nécessaire.
Également paru dans Le Soleil (site Web), le 28 septembre 2009 et dans Le Nouvelliste du 3 octobre 2009.
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