Pour la plupart d’entre nous au Québec, le nom d’Élisabeth Badinter demeure aussi familier que le numéro de série du Spirit of Saint Louis, l’avion grâce auquel Charles Lindbergh traversa l’Atlantique en 1927. Il s’agit là d’une malencontreuse lacune. Nombreuses parmi les féministes militantes d’ici, qu’elles se réclament d’une appartenance communautaire, universitaire, intellectuelle ou même gouvernementale, connaissent par contre, ne serait-ce que de réputation, cette femme qui cumule les talents de philosophe, spécialiste du XVIIIe siècle, d’éditrice, actionnaire majoritaire du groupe Publicis, et d’essayiste, préoccupée par la place des femmes dans la société et par le concept de laïcité.
Peu soucieuse des consensus à tout prix, Badinter affiche depuis de nombreuses années des prises de position audacieuses qui prêtent régulièrement le flanc à la controverse, ce qui n’empêche pas plusieurs de ses livres d’être considérés aujourd’hui comme des classiques.
L’égalité homme-femme demeure au centre de ses préoccupations, non seulement en lien avec la montée, en France comme ailleurs, de l’intégrisme religieux, qui menace les femmes, mais également en rapport avec la dérive du féminisme actuel, qui s’en prend aux hommes et qu’elle devait dénoncer en 2003 dans un essai au titre évocateur : Fausse route. Ce titre allait lui rester aussi étroitement associé que celui de la chanson Imagine est resté attaché à John Lennon.
Laïcité
Bien que la France soit en avance sur le Québec dans son cheminement ayant trait au multiculturalisme – laissons de côté « interculturalisme », un concept dont les auteurs mêmes ignorent le sens – Badinter partage l’inquiétude qui atteint un nombre grandissant de Québécois : « Alors certes la laïcité n’est pas en danger du fait d’un consensus majoritaire pour la faire respecter, affirme-t-elle. Mais la pression des religions est bien plus importante que jadis. Plus grave encore, pendant 20 ans, la montée du différentialisme a fait des dégâts. Cette conception étrange de la liberté qui dit « je fais ce que je veux et je vous emmerde », sans souci des autres, constitue un profond mouvement de société. »
Gageons que ce ne serait pas sans exaspération que l’essayiste assisterait à la valse-hésitation maintenant quotidienne du gouvernement québécois devant l’adoption d’une charte de la laïcité, pas plus qu’elle ne serait emballée de constater les dérobades fédérales devant le laxisme de la charte des droits et libertés du Canada. Sans être à l’affût de chaque détail anecdotique de ce psychodrame national, il est probable qu’une femme aussi documentée en mesure nettement les enjeux.
Fausse route
La publication de Fausse route, qui dénonce âprement la misandrie en vogue dans nos sociétés dites égalitaires, a d’autant plus frappé les esprits en 2003 que l’ouvrage avait été rédigé par l’une des théoriciennes du féminisme français les plus en vue qui, à 59 ans, avait soutenu pendant 30 années les luttes du Mouvement de libération des femmes (MLF). La parution d’un tel manifeste lui a valu la rancune tenace d’un grand nombre de militantes qui lui refusent désormais jusqu’au qualificatif de féministe. Badinter, nullement ébranlée, continue de s’en réclamer.
Les enquêtes statistiques biaisées sur la violence conjugale, qui ne défendent invariablement que les femmes, en prennent ici pour leur rhume, dans cet essai qui tourne par moment au pamphlet : « À vouloir ignorer systématiquement la violence et le pouvoir des femmes, à les proclamer constamment opprimées, donc innocentes, on trace en creux le portrait d’une humanité coupée en deux peu conforme à la vérité. D’un côté, les victimes de l’oppression masculine, de l’autre, les bourreaux tout-puissants. »
L'idée fixe de la parité politique
Élisabeth Badinter n’aurait sans doute aucune félicitation à adresser à notre premier ministre, Jean Charest qui, pour séduire l’électorat féminin, a créé un Conseil des ministres à 50 % féminin à partir d’une députation d’à peine 25 % de femmes. Lors du débat, en France, sur la parité en politique, la féministe s’était vivement opposée à une loi à cet effet qui, dénonçait-elle, établissait sans équivoque que les femmes ne pouvaient accéder au pouvoir par leurs propres moyens.
Dans la même foulée, elle pourfendait le discours victimaire, looser, caractéristique des féministes françaises et, pourrions-nous ajouter, d’ailleurs : « On s’intéresse moins à celle qui réalise des exploits qu’à la victime de la domination masculine, écrit-elle. La superwoman a mauvaise presse. Au mieux, c’est une exception à la règle, au pis, une privilégiée égoïste qui a rompu le pacte de solidarité avec ses sœurs souffrantes. » Bref, aux battantes, on préfère les battues…
Le féminisme pleurnichard que Badinter dénonce n’a rien à voir avec celui dont, toute jeune, elle rêvait, à la lecture de Simone de Beauvoir et des Lumières, en militant pour le libre choix et l’égalité des droits, des luttes qui allaient, croyait-elle, donner naissance à des générations de fonceuses. Les décennies ont passé et la voilà qui se surprend à bailler fermement devant la répétition crescendo des cantiques démagogues sur les vertus des femmes politiques, naturellement empathiques, ou devant les montées de lait entraînées par l’hypersexualisation, cette malédiction médiatique précipitée par les fantasmes masculins diaboliques. Où sont donc passées les vraies rebelles ?
Mère de trois enfants, elle pourfend toutefois en 1980 l’idée d’un instinct maternel inné dans L’amour en plus. Elle développe plutôt une conception personnelle de ce qu’elle appellera son « culturalisme », philosophie qui affirme que c’est la culture, et non la nature, qui détermine les comportements des hommes et des femmes, autre thèse qui ne fait pas l’unanimité.
Années 90 : la dérive
En 1992, Badinter publiait XY, de l’identité masculine, qui traitait de la difficulté que les hommes éprouvent à retrouver des points de repère dans un monde en pleine mutation où, plus souvent qu’autrement, ils doivent gérer une décroissance. Il s’agit là d’un geste de sollicitude à laquelle le féminisme contemporain ne nous a certes pas habitués, s’il faut le préciser.
La même année, la loi sur le harcèlement sexuel, impliquant un lien hiérarchique, donc professionnel, est votée. Le gouvernement français tient cependant tête à l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui exige que la loi s’étende au harcèlement entre collègues et même, entre inconnus dans les lieux publics. Essayez donc de prouver pareils comportements. Dans un pays au passé inquisitorial, une telle uniformisation aurait pu constituer par ailleurs un encouragement aux fausses accusations[1].
C’est vers cette époque que le féminisme perd la carte, pense l’écrivaine, qui voit dans ce phénomène l’influence grandissante des militantes anglo-saxonnes, nettement plus radicales. Elle ne peut se sentir par ailleurs solidaire des manifestations misérabilistes qui entourent la célébration annuelle du massacre des 14 étudiantes de Polytechnique par Marc Lépine, désaxé devenu le prototype de l’axe du mâle, en fonction duquel des personnalités et instances féministes influentes souhaitent désormais mesurer l’oppression féminine. Cette commémoration est trop souvent devenue un moment propice aux demandes de subvention ou à leur augmentation, comme si le temps des fêtes débutait un 6 décembre.
La violence des femmes
Tout en reconnaissant que les femmes demeurent les premières victimes de la violence conjugale lourde, incluant l’homicide, Elisabeth Badinter braque un projecteur irritant, aux yeux de nombreuses féministes, sur la violence que les femmes exercent sur les hommes. En 2007, elle commentait une étude française révélant que, sur 168 décès par meurtre au sein du couple, on comptait 137 femmes et 31 hommes.
« Au demeurant, je considère que la question des victimes masculines de la violence des femmes doit être posée, affirmait-elle. Parce que ce n’est pas nul. 31 hommes qui meurent sous les coups de leur femme, ce n’est pas rien. Or je constate qu’il n’y a aucune étude spécifique entreprise sur le sujet des hommes, et que la presse, dans son ensemble, et les chercheurs ne considèrent que les violences faites aux femmes, comme si l’autre n’existait pas. C’est cet aveuglement, volontaire ou inconscient, qui m’interpelle. Car j’y vois un parti pris idéologique grave, qui consiste à faire des femmes les uniques victimes de la violence. »
Est-il utile de préciser que cet aveuglement volontaire n’est pas exclusif à la France ? Dans notre pays, ce n’est pas avant 1998 que Statistique Canada décidait enfin de compiler les signalements de violence conjugale dont les hommes étaient victimes. C’est grâce à cette omission délibérée que la « statistique » voulant que les femmes représentaient 98 % des cas de violence conjugale a eu force de loi pendant des années. Il s’agissait bien sûr de désinformation pure et simple. En 2005, Statistique Canada torpillait cette fausseté une fois pour toutes en révélant que 546 000 hommes étaient victimes de violence conjugale au pays.
Qu’il s’agisse du Québec ou du Canada, il existe des études crédibles et novatrices qui englobent le concept de violence psychologique. Un groupe de chercheurs de l’Université du Québec à Trois-Rivières, de l’Université d’Ottawa et de l’Université Laval présentaient en 2005 une étude intitulée Les comportements de violence psychologique chez les jeunes couples : un portrait dyadique. On y confirmait que peu d’enquêtes sur la violence conjugale tenaient compte des deux membres d’un couple et que le phénomène restait envisagé comme exclusivement masculin. Or, sur les 259 couples, âgés entre 18 et 35 ans, ciblés par l’enquête, 44 % des hommes et une majorité de 55 % de femmes avaient admis avoir exercé de la violence psychologique.
« Je ne pense pas que l’on puisse mettre à égalité les violences physiques et psychologiques, croit cependant Badinter. Au demeurant, les rares études que nous avons sur les violences, notamment au Québec, qui est nettement plus avancé que la France sur cette affaire, montrent que la violence psychologique serait plus le fait des femmes, et la violence physique plus le fait des hommes. »
Au grand dam des féministes radicales, la philosophe inclut, parmi les manifestations de violence psychologique, la problématique des fausses accusations, objet d’un déni militant aussi obstiné qu’infantile : « En France comme au Québec, nous savons, à titre d’exemple, que des femmes en instance de divorce ont accusé à tort leur conjoint de pédophilie sur leurs enfants pour avoir la garde de ceux-ci. Nous possédons un chiffre qui est partiel mais tout de même inquiétant : 17 % de ces plaintes ont été prouvées mensongères par les tribunaux. Voilà un type de violence qui n’est pas physique, qui est psychologique, et qui est une ignominie, pas suffisamment dénoncée à mon gré. »
Michel St-Yves, psychologue judiciaire d’expérience à la Sûreté du Québec, spécialiste des techniques d’interrogatoire policier et chercheur, déclarait quant à lui dès 2004 que de 30 à 40 % des allégations d’abus ou d’agressions sexuelles étaient sans fondement. Elles résultaient pour la plupart, d’un désir de vengeance ou d’une volonté de capter l’attention, affirmait-il. Ce pourcentage regroupait des femmes adultes, dont certaines se blessaient volontairement pour appuyer leurs dires et des enfants manipulés dans le cadre de conflits parentaux pour en obtenir la garde.
Interrogée à savoir si la dénonciation qu’elle fait des fausses accusations ne lui attire pas des réactions violentes, Badinter rétorque : « Oui, et notamment venant d’associations féministes qui s’occupent des femmes victimes de violences masculines. On me dit que je tendrais à noyer le poisson, à disculper les hommes en évoquant la violence féminine, comme si je les renvoyais dos à dos. Conclusion : je suis une traître au féminisme. »
Dans son souci de voir la société française reconnaître la violence féminine et s’y intéresser de façon objective, l’essayiste ajoute, devant le déni des sévices infligés aux hommes : « Je pense que si l’on encourage les hommes à déposer plainte et si l’on prend leur situation en considération, on risque d’avoir des surprises. Je ne veux pas dire pour autant qu’ils seront majoritairement victimes, mais je suis convaincue que le chiffre des violences faites aux hommes sera impressionnant. »
En guise de conclusion…
Comme il serait injuste d’attribuer à une majorité de musulmans ou de juifs modérés les dogmes d’une minorité radicale ou fanatisée, il serait inadéquat de considérer toute femme se définissant comme féministe comme solidaire d’un discours à pensée unique et misandre. Même en 2010, plusieurs citoyennes prônant des valeurs visant une sincère et réciproque égalité homme-femme tomberaient des nues si elles prêtaient davantage attention aux propos de celles qui prétendent parler en leur nom. S’il est une erreur à ne pas commettre quand il est question de discours féministe dominant, c’est de croire que le radicalisme militant en représente une ramification isolée et délinquante; sous des dehors plus policés que naguère, il en constitue au contraire l’essence même.
Il va cependant de soi que toute femme arborant l’étiquette féministe ne doit pas être envisagée d’un œil réprobateur. Après tout, l’une des consciences les plus clairvoyantes à avoir dénoncé la dérive du mouvement féministe demeure l’une de leurs idéologues les plus éminentes. Élisabeth Badinter n’a jamais cessé pour autant de se considérer féministe. Juger toute femme se réclamant de cette épithète hostile aux hommes serait alors aussi immérité que d’envisager chaque homme en tant que clone de Marc Lépine.
Ce serait indéniablement une autre façon de faire fausse route.
Bibliographie : Le Monde, L’Express, Biblio Monde, Wikipédia, Le Soleil de Québec, Statistique Canada.
Le texte que vous avez lu constitue le huitième chapitre d’un essai inédit dont je suis l’auteur. Son titre : Le syndrome de la vache sacrée.
[1] C’était bien avant la loi sur la violence psychologique dans un contexte conjugal qui vient d’être votée par le gouvernement français et qui ne vise toujours que les hommes, en tant qu’agresseurs. Les femmes n’y jouent, comme d’habitude, qu’un rôle de victimes. Ainsi, pas de danger de confusion…
2 commentaires:
Élisabeth Badinter répond qu’elle est une féministe (féminisme républicain et laïque) qui n’éprouve pas de ressentiment envers les hommes…
Merci Élisabeth Badinter de confirmer, par cet article, ce que (comme d’autres) je pensais sur l’affaire DSK. Mais qui d’autre que Élisabeth Badinter pouvait aussi bien décrire ces dérives des plus détestables envers les hommes ?
Voir l’article récent…
http://www.marianne2.fr/Elisabeth-Badinter-une-feministe-a-contre-courant_a208876.html
… où le 6 juillet dernier sur France Inter, Elisabeth Badinter dénonçait la façon dont certaines féministes avaient piétiné la présomption d’innocence et s’étaient servi sans scrupule de l’affaire DSK.
Le magazine américain The New Yorker a dressé le portrait de celle qu’un sondage - publié par Marianne il y a un an - avait désigné comme « l’intellectuelle la plus influente » auprès des français.
Je pense que Badinter incarne avec beaucoup de justesse ce que le féminisme aurait pu devenir, sans cette dérive qui l'a fait passer d'un mouvement de changement social à un lobby corporatiste à son propre service. Qui a dénoncé cette corruption idéologique et cette avidité immodérée pour davantage de subsides de l'État ? Badinter.
Cette dérive est navrante, car il suffit de voir ce qui se passe en Afghanistan ou en Arabie Saoudite pour constater qu'il y a encore une cause des femmes. Plus près de nous, en Ontario, des femmes sont mortes des mains de pères et de frères dans le cadre de crimes d'honneur. Quelle féministe dénonce cet type d'incurie ? Encore Badinter.
Heureusement qu'elle est là pour nous rappeler que le féminisme a déjà eu sa raison d'être. Voltaire disait : "Le génie n'a qu'un siècle, après il faut qu'il dégénère." À notre époque de vitesse, le génie dégénère pas mal plus vite...
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