Une amie meurt et du coup la vie, ses passions, ses conflits et ses joies basculent, comme si le temps s’arrêtait pour qu’on ne ressente que le vide laissé par ce départ. La mort, sans laquelle nous n’aurions jamais conscience de l’existence ni de sa fragilité, est parfois dyslexique. Mon amie aurait dû vivre 84 ans; elle est morte à 48.
Parmi les gens dont j’ai anticipé l’apparence à un âge vénérable, elle a toujours occupé la tête de peloton. Je me représentais alors son visage énergique sillonné de rides expressives, ses cheveux bruns devenus poivre et sel. Elle aurait conservé la même stature svelte et un peu trapue, mais aurait perdu de sa masse musculaire tout en devenant légèrement voûtée. L’allure générale serait cependant restée la même.
Mon amie avait un tempérament à prendre ou à laisser. C’était une nature entière, exigeante envers elle-même comme envers les autres et qui ne supportait pas la médiocrité, l’hypocrisie, ni le calcul. Cette disposition de caractère pouvait la rendre à l’occasion intransigeante, cassante, même. Pourtant, il n’y a jamais eu chez cette femme un atome de méchanceté.
Mon amie était l’hospitalité même. Je ne compte plus les fois où j’ai été convié à une table impeccablement mise, prélude à une cuisine fine et variée. Fille de la campagne, elle avait ce goût prononcé pour la nourriture saine, les légumes et les fruits frais. Je me rappelle son amusement incrédule devant les quantités de nourriture gargantuesques que je pouvais alors ingurgiter.
Avec le recul, je réalise à quel point notre amitié appartenait au passage de l’adolescence à l’âge adulte, avec tout ce que ce parcours comporte d’idéaux, d’aspirations, d’obstacles, de désillusions et de rêves obstinés. Mes études terminées, je m’envolais, en 1985, enseigner un an et demi en Louisiane. À mon retour, sans que nous le réalisions alors, notre complicité n’était déjà plus aussi immédiate. De nouvelles études à Québec, suivies d’un bref séjour professionnel à Baie-Comeau, devaient m’éloigner encore de Trois-Rivières. Enfin, j’y fondais une famille en 1989. Au fil des ans, nos routes, peu à peu, se séparèrent. J’ai appris son décès par la rubrique nécrologique.
Mon amie est morte et voilà que le compte à rebours est terminé, que la table est desservie. Les explications ne seront jamais données; les malentendus, jamais dissipés, ni les différends résolus. Si nous sommes parvenus à devenir adultes, chacun de notre côté, nous ne le serons jamais l’un envers l’autre. Cette grâce, accordée à certains amis, après les tiraillements de la jeunesse, ne nous aura pas été donnée.
Au fond, qu’importe? Quand un proche se voit propulsé dans l’au-delà à la vitesse de la lumière, les atermoiements des vivants ne représentent qu’une poussière dans l’infini. Pars sereine et heureuse, mon amie. Poursuis ailleurs ton périple et trouve enfin ta plénitude. L’éternité, maintenant, t’appartient.
12 mars 2007
Ce Rétrolivier est paru dans Le Soleil du 26 mars 2007 sous le titre La mort, la vie, la table desservie… et dans La Presse du 31 mars, dans la rubrique À votre tour, sous le titre L’éternité, maintenant, t’appartient.
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