Votre enfant a moins de 10 ans. À certains moments, il lève vers vous ses deux yeux candides, semblables à ceux d’un chevreuil sans défense, dans un élan d’abandon sans réserve et de reconnaissance filiale. En vous, il investit sans hésiter toute sa confiance, son espoir indéfectible en des lendemains qui chantent. Son regard soutenu vous fait sentir à quel point, malgré les disputes occasionnelles et les gaffes inhérentes à l’enfance, vous êtes soudés l’un à l’autre, comme le lierre à la façade d’une maison ancestrale, semblable à vous, inébranlable et rassurante. En cette minute ultime, vous confondez l’instant présent et l’éternité, en une étreinte temporelle aussi forte que le lien viscéral qui vous uni. Ne vous laissez pas abuser. Ça durera pas.
Car, tapi dans l’ombre, un ennemi sournois guette votre enfant. Il attend, perfide, le moment propice où il pourra enfin prendre possession de cette petite âme vulnérable. Cet esprit maléfique le transformera avant longtemps en un être imprévisible, perturbant, irrationnel, incontrôlable. Le mot, qui définit si inquiétante mutation, vous brûle les lèvres, sans que vous n’osiez encore le prononcer. Mais avouez qu’il vous hante, ce mot, à la pensée qu’un jour prochain, votre progéniture affrontera cette épreuve du feu qu’est le secondaire.
Préoccupé, malgré votre bonheur, vous chassez de sombres visions de votre esprit, le temps d’une activité partagée avec votre enfant. Vous ne vous l’avouez pas, mais vous sentez déjà que ces épisodes privilégiés s’espaceront peu à peu. Vous tentez vainement de fuir ces images obsédantes, où il essayera une cigarette, sinon pire, boira sa première bière en cachette, tentera, plus vieux, de squatter les bars avant l’âge réglementaire. Et ça, c’est sans compter ce que la décence nous interdit d’énumérer dans cette rubrique.
Le chérubin, dont les petits pieds, qui gazouillaient sur le plancher, vous réveillaient si tôt le samedi matin, se transformera avant longtemps en grand efflanqué, avec qui vous devrez lutter, afin de l’extraire du lit, pour qu’il aille à l’école. Sa voix, jusqu’ici cristalline, aux accents mélodiques, se transformera sans espoir de retour en un son rauque, à la fois nasal et guttural, aux intonations traînantes. Le joli petit nez, qui vous rappelait Paul McCartney, évoquera désormais John ou Ringo.
Peut-être monopolisera-t-il pendant des heures la salle de bains, à la poursuite de son moi profond, tentant de déchiffrer l’énigme du langage corporel, renvoyée par le miroir. Ou bien signalera-t-il son arrivée dans votre salon par la déflagration olfactive d’effluves dont vous n’auriez jamais soupçonné l’existence, mais dont vous identifierez assez tôt la source. À cet âge, où rien n’arrive assez vite, le temps passé à se laver en est autant de perdu à faire quelque chose d’intéressant.
Vous vous surprendrez à vouloir décoder les longs silences impénétrables de cet être qui fut votre bébé. Vous tressaillerez à ses sautes d’humeurs intempestives, devant un verre renversé, l’absence de ses céréales préférées, ou une question qu’il jugera comme une violation de son être. Il survivra, vous le savez bien, à cet ennemi que vous n’avez toujours pas nommé. Après tout, vous avez bien survécu, vous… une première fois.
Rétrolivier paru dans Le Soleil du 3 janvier 2008 et dans La Presse du 12 janvier 2008, rubrique À votre tour.
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