N’avez-vous jamais ressenti cette impression que le détail qui vous empêchait de saisir la globalité d’un problème pouvait, avec le recul, devenir paradoxalement la clé d’une énigme que vous ne soupçonniez pas ? Si oui, vous avez un point en commun avec Antoine, qui fit récemment l’expérience de ce processus déductif en sirotant son cappuccino du samedi matin. Ce n’est pas qu’il tenait à élucider ce mystère, ni que la succession de saynètes qui constituait l’essentiel de son histoire l’empêchât de dormir. Au moins eût-t-il la satisfaction de comprendre enfin tous les tenants et aboutissants d’un épisode révolu de sa vie.
Encore une énigme mésestimée, comme pour France Leclerc[1], se dit-il, un sourire nostalgique flottant sur son visage. Toutefois, contrairement à France, Claudine ne m’a jamais intéressé. Il disait vrai. Non pas que cette dernière ne fût dotée d’un certain charme, ni d’une vague beauté, mais… non.
Il devait faire la connaissance de ladite Claudine Légaré, chargée de cours et chercheuse, à l’université où il occupait lui-même les mêmes fonctions. Elle était sociologue et auteure de plusieurs études et articles de revues spécialisées.
C’était l’automne 92 et déjà, bien avant la crise des accommodements raisonnables, quatre érudits avaient décidé d’étudier les enjeux du multiculturalisme en sol québécois et canadien. Jean-Charles Latendresse, anthropologue, avait entraîné son ami Antoine, spécialiste en sciences politiques, dans un projet de recherche sur cette question d’avenir, dont un mémoire devait éventuellement résulter. Monique Rochefort, historienne, avait déjà accepté de joindre le groupe.
C’est afin d’en savoir plus long sur le projet, dont Claudine était l’instigatrice, qu’Antoine la rencontra à son bureau. D’une élégance plutôt bohème, la sociologue était grande, élancée, dotée de cheveux châtains ondulés mi-longs et d’yeux verts empathiques, cerclés d’une monture bleu métallique. Elle dégageait une impression naturelle de pondération et de douceur avenante.
Le contact fut sympathique dès le début. Antoine, attentif, crut par ailleurs remarquer une étincelle particulière dans le regard de son interlocutrice, dont il ne chercha pas outre mesure à cerner la nature. Après tout, l’entretien n’avait rien d’une séance de speed dating et Antoine était de toute façon en couple depuis plus de deux ans avec Marie-Claude, la gérante de la cafétéria. Claudine, de son côté, vivait avec un voyageur de commerce, donc pas d’ambiguïté possible.
Premiers symptômes
Les réunions d’équipe avaient lieu tous les mois. Chacun rendait compte de l’état de ses recherches, ce qui donnait lieu à des échanges d’information et à des séances improvisées de brainstorming. Ces réunions étaient marquées par une convivialité évidente entre les chercheurs. Antoine devait même nouer une amitié durable avec Monique, l’historienne, jusqu’à la mort de celle-ci dans un accident de la route, douze ans plus tard. Au terme de ces rencontres, qui duraient l’avant-midi, Antoine allait dîner chez ses parents, comme pratiquement chaque jour, afin de voir son père malade.
Un matin, il décida exceptionnellement de se joindre à Monique et à Claudine, qui avaient pris l’habitude de dîner ensemble après chaque réunion, et qui acceptèrent gracieusement ce nouveau convive. Le repas se passait de façon détendue, du moins Antoine le croyait-il, quand, sans crier gare, Claudine l’interrompit brutalement et sans à-propos : Si je devais prendre une bière avec quelqu’un, Antoine, ce serait pas avec toi !
Elle avait été si brusque et véhémente que notre ami en eût le souffle coupé tandis que Monique, en conflit potentiel de loyauté, fit semblant de ne rien avoir entendu. Quelle mouche pouvait bien avoir piqué Claudine ? On aurait plutôt cru à la piqûre d’un scorpion imperator…
C’est quoi son fichu problème ?
Quelques semaines après, Antoine appris que Claudine était enceinte. C’est peut-être pour ça qu’elle s’est montrée si iconoclaste au resto, pensa-t-il. Comme si rien n’était survenu, la chercheuse avait retrouvé sa bonne humeur et sa connivence envers notre ami dès la réunion suivante, sans pour autant s’excuser. Antoine avait décidé de son côté de ne dîner avec Claudine que s’il n’y avait pas moyen de faire autrement, après avoir vainement tenté de tirer les vers du nez de Monique. Celle-ci feignit, il en était persuadé, de ne rien savoir des étranges motivations de son amie. Solidarité féminine oblige, conclut-il.
Il avait classé l’affaire quand, quelques semaines plus tard, au retour de travailler, sa conjointe balança sa sacoche sur la table de la cuisine de leur appartement et s’écria : Non mais, c’est quoi son fichu problème, à la Légaré ? Marie-Claude expliqua à Antoine qu’elle avait téléphoné à Claudine pour obtenir de l’information sur un voyage organisé à New York pour lequel celle-ci était personne-ressource, mais que son interlocutrice s’était montrée agressive et grossière, avant de lui raccrocher au nez.
Ça m’a rappelé le temps où j’étais organisatrice communautaire, aux prises avec des bénévoles mal embouchées jalouses de mon poste et de mon salaire, affirma-t-elle avec indignation. Je pensais naïvement que ces épisodes étaient derrière moi !
Antoine et Marie-Claude n’arrivaient cependant pas à concevoir qu’une chercheuse émérite puisse se montrer envieuse d’une responsable de cafétéria. Qui plus est, c’était la première fois que Marie-Claude lui adressait la parole, et au téléphone encore. Comment croire alors à une antipathie personnelle ? Hormis son lien avec Antoine, la sociologue ne savait rien d’elle. Pas de doute, le problème était sûrement ailleurs. Décidément, la grossesse de Claudine n’avait pas fini d’avoir des suites imprévisibles…
C’est l’fun d’avoir un chum !
Ce n’est pas sans appréhension qu’Antoine apprit que le comité d’études sur le multiculturalisme devait bruncher, aux frais de l’université, avec un anthropologue chevronné de Québec que leurs travaux intéressaient. Antoine, Claudine, Monique et Jean-Charles, le bout en train du groupe, résolurent de ne prendre qu’une auto pour se rendre de l’université au restaurant convenu, où leur invité devait les rejoindre. Le sort voulut que la Tercel d’Antoine était la plus proche de leur pavillon.
C’est en s’y rendant avec ses trois acolytes que Claudine se mit à chantonner de façon affectée et peu convaincante : C’est don’ l’fun d’avoir un chum ! Eh que c’est l’ l’fun d’avoir un chum ! Jean-Charles et Antoine s’adressèrent un regard oblique tandis que Monique, sans enthousiasme, fit mine de partager l’allégresse factice de sa copine. L’exultation de Claudine sonnait d’autant plus faux que son conjoint était absent six jours sur sept, à cause de son travail de voyageur de commerce. Autant cependant ne pas ajouter à l’isolement d’une femme enceinte par une boutade mal venue, jugea Antoine.
Il avait toutefois compris que l’allusion de Claudine, aussi subtile qu’un gag de Jean-François Mercier, lui était destinée. La chansonnette semblait avoir le même objectif que la répartie virulente du resto sur la perspective de prendre une bière avec la chercheuse : décourager et repousser ses… avances ? Seulement voilà : non seulement Antoine ne lui avait jamais témoigné d’autre signe d’intérêt que ceux d’une cordiale camaraderie professionnelle, mais il n’éprouvait pour Claudine aucun désir d’ordre sentimental, ni sexuel. La femme en question ne lui disait tout simplement rien… Existe-t-il un guide pratique à l’usage des travailleurs masculins aux prises avec une femme enceinte mythomane ? se demanda-t-il soudain, dépité.
C’est une fille !
C’est le 2 novembre 1993 que naquit Emma, la première enfant de Claudine, qui prit pour l’occasion un congé de maternité de quatre mois. L’heureux événement eut pour effet de suspendre les rencontres du comité, sans pour autant nuire aux activités de recherche et de rédaction de chacun des membres.
En fait, le travail d’Antoine avançait tellement bien, sinon plus vite que celui de ses collègues, qu’il envisageait tranquillement de prendre ses distances du comité afin de se consacrer à des projets plus personnels d’écriture. Depuis les débuts de son association avec les chercheurs, Antoine s’était tapé le travail de correction et de mise en page du futur mémoire, en plus de rédiger sa propre partie, sans pour autant sentir de grande reconnaissance de la part de l’instigatrice de l’initiative, qui se voyait de son côté régulièrement félicitée par son directeur départemental. Antoine comptait bien annoncer son retrait imminent du comité dès le retour au travail de Claudine.
Je suis bouleversée…
Antoine pouvait temporiser avant de prendre une décision, mais une fois son idée arrêtée, il allait droit au but et pouvait à l’occasion manquer de tact au point de donner l’impression d’agir sur un coup de tête. C’est sans doute l’impression que dû ressentir Claudine quand le chercheur lui téléphona pour l’informer sans détour que sa contribution rédactionnelle arrivait bientôt à échéance et qu’il se contenterait de finir de corriger et de mettre en page le travail de ses acolytes, sans plus. Sa participation aux réunions lui paraissait d’autant superflue que ses collègues étaient très avancés dans leurs domaines respectifs. Le projet touchait à sa fin.
La réaction de Claudine fut surprenante. D’une voix chevrotante, elle lui avoua qu’elle ne comprenait pas sa décision, pourtant fondée, que lui et les trois autres formaient une si belle équipe et qu’il apportait tant au comité. Je suis bouleversée, crut-elle à propos d’ajouter. Antoine avait beau savoir que Claudine avait la réputation d’une femme de principes qui prenait très à cœur ses engagements, il trouvait sa réaction démesurée en regard d’un départ qui n’était devancé que d’à peine trois ou quatre réunions, tout au plus, et qui ne compromettait en rien le mémoire.
J’espère qu’après la grossesse, je n’aurai pas droit à la dépression post partum, se dit-il. Sans doute la chercheuse craignait-elle la réaction de son directeur départemental, réputé exigeant et despotique, pensa le spécialiste en sciences politiques. Aussi fit-il contre mauvaise fortune bon cœur et accepta-t-il de participer aux réunions du comité jusqu’à la fin. Au fond, s’il n’y a que trois ou quatre réunions pour lui faire plaisir… pensa-t-il. Claudine parut rassérénée et lui témoigna une reconnaissance émue.
Pourquoi s’énerver pour si peu ?
Ancienne organisatrice communautaire et formatrice émérite, Marie-Claude, la conjointe d’Antoine, même devenue responsable de la cafétéria de l’université, n’en continuait pas moins de prendre à cœur les questions touchant l’éducation. Aussi accompagna-t-elle son homme à un colloque ayant pour thème le financement des universités. Claudine avait également manifesté son intention de s’y rendre. Le hasard voulut qu’elle se trouvât dans le même atelier de réflexion que Marie-Claude et Antoine sur les frais de scolarité.
Si notre ami avait entretenu le moindre doute sur l’hostilité aussi virulente qu’incompréhensible de Claudine envers Marie-Claude, il aurait été vite dissipé. La conjointe d’Antoine, affirmative et extrovertie, aimait la discussion. À au moins trois reprises, elle fut interrompue avec véhémence par Claudine, qui semblait prendre un malin plaisir à biaiser ses paroles et à la contredire coûte que coûte. Cette fois, Antoine pouvait prendre de visu la pleine mesure de la hargne exprimée par la chercheuse envers sa conjointe qui, blindée par ses expériences passées auprès de bénévoles délinquants, conserva son sang-froid.
Marie-Claude fut si peu impressionnée qu’elle ne jugeât pas opportun, cette fois, de formuler le moindre commentaire à son conjoint, qui demeura flegmatique devant cette nouvelle manifestation d’émotivité incontrôlée, une de plus. De toute façon, le projet de mémoire sur le multiculturalisme au Québec et au Canada touchait à sa fin et Antoine pourrait bientôt tourner la page. L’année suivante, Claudine accepta un poste dans une université ontarienne et disparut de sa vie.
Le détail
Des années plus tard, ce fameux samedi matin, un Antoine affranchi lut, un sourire incrédule aux lèvres, cette définition du mot projection dans Wikipédia : Il (ce terme) désigne l'opération mentale (généralement inconsciente) par laquelle une personne place sur quelqu'un d'autre ses propres sentiments dans le but de se sortir d'une situation émotionnelle vécue comme intolérable par elle. La personne n'a généralement pas conscience d'appliquer ce mécanisme, justement car elle n'accepte pas les sentiments, ou sensations, qu'elle « projette » sur l'autre. Il s'agit donc généralement de sentiments négatifs, ou en tous cas, perçus comme tels.
Perçus comme tels, répéta Antoine. Je pouvais bien ne rien comprendre à Claudine, se dit-il. Elle-même n’y arrivait pas ! Elle m’attribuait les sentiments qu’elle éprouvait en fait… pour moi ! Ce ne pouvait être elle qui les ressentait, la trop bonne fille, l’épouse fidèle et future mère dévouée, qui ne pouvait en aucun cas éprouver de penchants adultérins. Donc c’était moi, le coupable ! Un scénario plus facile à gérer…
C’était ça, le détail, la zone grise dont la méconnaissance empêchait la compréhension globale de la situation affective de la chercheuse, au moment des faits, et qui devait pourtant l’expliquer, plus de quinze ans plus tard.
Voilà donc pourquoi elle se comportait comme si je lui faisais des avances qu’elle devait repousser, poursuivit-il. Elle réagissait en fait à l’intérêt qu’elle s’interdisait de me manifester, en me l’attribuant. Comment pouvais-je comprendre, de mon côté, ce qu’elle éprouvait ? Même si, par ailleurs, elle m’avait également intéressé et que je lui avais effectivement fait des avances, elle les aurait très probablement repoussées ! Jamais vu pareille dissociation affective !
Le fait d’être en couple, puis enceinte, constituait pour Claudine, femme aux principes élevés, voire oppresseurs, un obstacle majeur à toute relation autre qu’amicale ou professionnelle avec Antoine, même si elle avait été possible.
À la lueur de ce constat, la séquence des événements devenait limpide : l’étincelle d’intérêt dans le regard de Claudine, au début de leur association; son comportement cassant au resto sur la perspective, pourtant non sollicitée par Antoine, de prendre une bière avec elle; la chansonnette maladroite sur le bonheur d’avoir un chum, même quand on se sent perpétuellement délaissée; l’hostilité teigneuse et inexplicable envers la conjointe de son collègue, que la chercheuse ne connaissait même pas, mais qui était devenue sa rivale et enfin, la réaction si désemparée de Claudine devant la perspective du départ prématuré d’Antoine du comité, seul prétexte qui lui permettait d’être en relation avec lui.
Qui sait si sa décision de quitter l’université et la ville n’avait pas permis à Claudine, en plus de représenter un nouveau défi professionnel, de tirer un trait définitif sur un amour sans espoir. Peu ému sur le sort de cette femme liée à des événements déjà vieux de quinze ans, Antoine ne pu s’empêcher toutefois de lui souhaiter rétrospectivement le bonheur. Et la capacité d’assumer son affectivité, devait-il ajouter…
3 commentaires:
Bonjour Olivier
De Washington Dc j'apprécie ton blog qui me fait sourire et me laisse pantois quant à la dégradation de mon français écrit.
Tu devrais mettre ton talent littéraire à une cause plus mercantile.
Ton style d'écriture me rappel les années 60 et à travers toi ton père avec qui j'ai passé des moments mémorables. Longue vie au rejeton Kaestlé. Humblement des Etats-Unis....Claude
HAHAHA... il a lu ton histoire dès le 17 août, donc avant moi!!! Mais je n'en pense pas moins... Michèle
Merci de vos commentaires à tous deux, qui me font toujours plaisir. Oui, Claude, tu as bien raison de me reprocher mon manque d'opportunisme. Si je me réfère à notre entretien lors de ta visite à Trois-Rivières, j'ai du mal toutefois à identifier une personnalité politique dont je partagerais les valeurs au point de lui proposer mes services. Les différences entre PQ et PLQ sont de moins en moins évidentes, quant à l'ADQ... Reste la gaugauche (dés)incarnée par Québec Solidaire (ou Solitaire, on ne sais trop) et sa co-listière, Françoise David, tenante d'une laïcité ouverte et d'un féminisme fermé. Très peu pour moi, et puis, on ferait encore appel à ma militance... Merci, j'ai déjà donné. "Au suivant", chanterait Brel.
Dans l'immédiat, je compte me lancer dans le récit, tanné que je suis de ma participation bénévole aux tribunes d'opinion. Là aussi, j'ai déjà donné beaucoup au fil des quatre dernières années. Si les quotidiens auxquels j'envoyais mes textes s'ennuient de moi, qu'ils sortent leur chéquier. Tu vois, Claude, je ne suis pas tout à fait déconnecté...
Je vous embrasse tous les deux, ainsi que Katou et votre visite à Washington DC.
À mon prochain délire textuel...
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